Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

10e partie

[Flash Player]

Pendant cet entretien les deux voyageurs avaient passé la terre enchantée, et étaient entrés dans le pays d’Emmanuel. À peine eurent-ils mis le pied dans cet heureux séjour, qu’ils se sentirent soulagés et rafraîchis par l’air pur et doux qu’on y respirait. Le chemin qui y passait était droit et uni. Ils entendaient de tous côtés le chant continuel des oiseaux, et la voix de la tourterelle; les ruisseaux qui baignaient les prairies y causaient un murmure agréable, et chaque jour la terre paraissait couverte de nouvelles fleurs. Dans cette contrée fortunée règne un printemps éternel; on n’y connaît point de nuit, et le soleil y brille en tout temps; aussi est-elle éloignée de la vallée de l’Ombre-de-la-mort, et les voyageurs ne pouvaient plus apercevoir de cet endroit le Château-du-doute.

Ils découvrirent de ce lieu la cité à laquelle ils allaient; ils y firent même la rencontre de quelques-uns de ceux qui l’habitent, car les anges s’y promènent assez ordinairement, parce qu’il est sur les confins du Ciel. C’est dans cette terre que le contrat entre l’Époux et l’Épouse fut renouvelé, et duquel il est dit : « Comme l’Époux trouvera sa joie dans son Épouse, de même leur Dieu se réjouira en eux. » Le blé et la vigne n’y manquent jamais, et les deux voyageurs y trouvèrent en abondance tous les biens qu’ils avaient cherchés dans leur pèlerinage. Ils entendirent aussi des voix qui partaient de la cité, et qui disaient : « Dites à la fille de Sion, voici votre Sauveur qui vient : il porte avec lui les couronnes et les récompenses qu’il veut donner. » Tous les habitants de cette contrée sont appelés le peuple saint, la race rachetée par le Seigneur.

Les pèlerins, en traversant cette terre, goûtèrent plus de plaisirs et de satisfaction qu’ils n’en avaient eu dans toute leur vie, et pendant qu’ils étaient dans le lieu de leur naissance. Comme ils approchaient de plus en plus de la cité, ils purent mieux la distinguer qu’ils ne l’avaient encore fait; elle était bâtie de perles et de pierres précieuses, et les pavés des rues étaient d’or. L’éclat de la cité, joint à la réflexion des rayons du soleil, fit un tel effet sur Chrétien, qu’il en tomba malade de désir. L’Espérant eut aussi quelques accès de la même maladie, de sorte que s’étant couchés par terre pendant quelque temps, ils s’écrièrent avec transport : « Si vous voyez mon bien-aimé, dites-lui que je languis du désir de le voir. »

Des jardiniers de ces beaux lieux les voyant en cet état, s’approchèrent d’eux, et les exhortèrent à s’animer et à prendre courage, leur disant, qu’ils touchaient au but de leur pèlerinage, qu’ils jouiront bientôt et pour toujours de la vue de celui qu’ils aimaient et qu’ils avaient si fort désiré de voir. En même temps ils leur donnèrent d’un pain admirable, dont ils mangèrent, et d’un vin délicieux dont ils burent. Cette nourriture les ayant animés et fortifiés, ils se sentirent en état de continuer leur route.

Comme ils avançaient, ils rencontrèrent deux personnes dont les habillements étaient éclatants comme l’or, et dont le visage était brillant comme la lumière. Ces personnes leur demandèrent d’où ils venaient, dans quels endroits ils avaient logés, quelles difficulté et quel périls ils avaient éprouvés, et quel étaient les plaisirs et les consolations qu’ils avaient eus dans leur voyage. Ils satisfirent a toutes ces questions, et ces deux hommes leur dirent : « Il ne vous reste plus qu’une grande difficulté à essuyer, après quoi vous serez dans la cité. »

Chrétien et son compagnon demandèrent à ces hommes de vouloir bien les accompagner : ils leur répondirent qu’ils y consentaient; mais, leur dirent-ils, il faut que vous l’obteniez par votre propre foi; et ils marchèrent ensemble jusqu’à ce qu’ils fussent en vue de la porte.

Alors je vis dans mon songe qu’entre eux et la porte il y avait une rivière : mais il n’y avait pas de pont pour pouvoir la passer. À l’aspect de cette rivière les deux voyageurs furent frappés d’étonnement, d’autant plus que les deux hommes leur dirent : « Il faut de nécessité que vous traversiez cette rivière, ou vous ne parviendrez point à la porte. »

Les pèlerins leur demandèrent s’il n’y avait pas un autre chemin qui pût mener à la porte. Oui, leur dirent-ils, il y en a un autre : mais il n’y a jamais eu que deux personnes, depuis la fondation du monde, à qui il ait été permis de le prendre, qui sont Énoch et Élie, et cette grâce ne sera accordée à aucun autre jusqu’au jour que le monde finira. Ces paroles jetèrent les deux pèlerins, et surtout Chrétien dans l’abattement; ils se mirent à regarder de tous côtés, pour voir s’ils ne découvriraient pas quelque autre chemin qu’ils pussent prendre pour éviter de passer cette rivière, mais ce fut inutilement. Ils demandèrent encore aux deux hommes brillants, si l’eau était profonde partout. Ils leur répondirent que non, et qu’ils la trouveraient plus ou moins profonde à proportion de leur foi dans le Maître de la place. Ils ajoutèrent qu’ils ne pouvaient dans cette occasion leur être d’aucune utilité; et ils les quittèrent.

Les voyageurs prirent donc leur parti de traverser la rivière. Chrétien en y entrant, ayant commencé à perdre pied, cria à son bon ami l’Espérant : « À moi, mon cher camarade, je vais aller au fond de l’eau, le flot est prêt à passer sur ma tête et va m’engloutir. » Prenez courage, lui dit l’Espérant, je touche le fond et il est bon. Ah ! mon cher ami, dit Chrétien, la violence de la mort va me surmonter; je ne verrai pas cette terre délicieuse où coulent le lait et le miel. Dans le même temps l’esprit du pauvre Chrétien fut rempli d’une si grande obscurité qu’il ne pouvait pas voir devant lui, et il perdit le sentiment à un tel point qu’il ne pouvait pas même se rappeler, ni s’entretenir d’aucunes de ces douces consolations qui l’avaient plusieurs fois soutenu et fortifié pendant le chemin de son pèlerinage. Toutes ses paroles, au contraire, annonçaient les frayeurs de son esprit; elles montraient les craintes qu’il avait de mourir dans cette rivière et de ne point parvenir à la porte désirée, et combien il redoutait de n’y être pas admis. Il était aisé de s’apercevoir que ce qui jetait tant de trouble dans son âme était la pensée des péchés qu’il avait commis soit avant son pèlerinage, soit même après l’avoir entrepris; on pouvait encore remarquer qu’une des choses qui augmentait sa terreur était l’apparition d’esprits malins, ainsi que ses paroles le faisaient assez connaître.

Cependant l’Espérant avait beaucoup de peine à soutenir la tête de son ami au-dessus de l’eau; quelquefois même Chrétien perdait pied tout-à-fait et s’enfonçait. Dans cette cruelle position l’Espérant faisait les plus grand efforts pour le retenir; et quoique Chrétien fût à moitié mort, il tâchait de le fortifier, et lui disait : « Mon frère, mon ami, mon cher compagnon, prenez courage, je vois la porte et des personnes qui nous y attendent pour nous recevoir. » Mais Chrétien lui répondait, c’est vous, c’est vous qu’ils attendent, car vous avez toujours été rempli de foi et d’amour de Dieu depuis que je vous connais. Vous avez eu aussi les mêmes sentiments, disait l’Espérant à Chrétien. Ah, mon frère, lui répliquait celui-ci, si j’étais juste et pur, le Seigneur viendrait certainement à mon secours : mais ce sont mes péchés qui m’ont conduit dans l’abîme, et il m’a abandonné. Et quoi, mon cher frère, lui disait l’Espérant, avez-vous totalement oublié que Jésus-Christ est mort pour nous, et qu’il nous a lavés de nos péchés dans son sang ? Les peines et les faiblesses que vous éprouvez dans ce passage ne sont pas une marque que le Seigneur vous ait abandonné; elles ne vous sont envoyées que pour vous éprouver; vous devez bien plutôt rappeler à votre esprit les faveurs dont sa bonté vous a comblé, et avoir dans votre détresse toute confiance en lui et en ses mérites.

Alors je vis dans mon songe que Chrétien resta pendant quelque temps à réfléchir; et l’Espérant lui dit encore : « Allons, mon frère, animez-vous; Jésus-Christ vous conserve et vous protège; vous êtes sous la garde de ce Dieu si bon et si miséricordieux. » À ces paroles Chrétien s’écria d’une voix forte : « Ah mon Dieu, ah mon Sauveur ! oui c’est lui, je le revois encore, et il me dit : Quand vous traverserez les fleuves, je serai avec vous, et leur flots ne vous engloutiront point : que son saint nom soit béni. » Ces mots mirent en fuite les esprits malins, qui n’osèrent plus rien entreprendre; et Chrétien ayant trouvé le fond, comme le reste de la rivière avait peu de profondeur, tous les deux achevèrent de le passer.

Étant parvenu sur le rivage, ils trouvèrent les deux hommes brillants qui les y attendaient, et qui les ayant salués leur dirent : Nous sommes les esprits envoyés pour être utiles à ceux qui sont les héritiers du salut; et ils prirent ensemble le chemin qui conduisait à la porte. La cité était sur une hauteur fort escarpée : néanmoins les pèlerins y montèrent avec facilité, parce qu’ils étaient soutenus par les deux hommes célestes, et que d’ailleurs ils avaient laissé derrière eux leurs dépouilles mortelles. Ils franchirent donc la hauteur avec la plus grande rapidité, quoique les fondements sur lesquels la cité était bâtie fussent plus élevés que les nuages. En traversant la région de l’air ils tenaient des discours qui marquaient la paix et la tranquillité de leur âme; ils étaient remplis de confiance sur le sort qui les attendait, parce qu’ils avaient eu l’avantage de passer heureusement la rivière; et de plus, parce qu’ils avaient de pareils associés pour les aider.

Les discours qu’ils tenaient avec ces anges regardaient les avantages de la place où ils allaient; et ces êtres divins leur racontaient que sa beauté et sa gloire étaient au-dessus de toute expression. Vous approchez, leur disaient-ils, de la montagne de Sion, de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, où vous trouverez une troupe innombrable d’anges, d’esprits, de justes, qui sont dans la gloire. Vous allez être dans le paradis de Dieu, où vous verrez l’arbre de vie, dont vous mangerez les fruits qui ne se flétrissent jamais. Quand vous y serez arrivés, vous serez revêtus de robes blanches, et pour lors vous ne quitterez plus le Roi avec lequel vous converserez tous les jours pendant toute l’éternité; vous ne trouverez point dans ce lieu tout ce que vous avez éprouvé sur la terre; c’est-à-dire les peines, les afflictions, les maladies et la mort, car tous ces maux sont passés pour toujours. Vous allez vous rejoindre à Abraham, Isaac, Jacob, et aux autres prophètes que Dieu a préservés du malheur à venir.

Les pèlerins demandèrent : Qu’aurons-nous à faire, et quelles seront nos occupations dans la cité sainte ? On leur répondit : « Vous y recevrez la récompense de vos travaux; vous serez remplis de joie pour toutes vos afflictions; vous recueillerez ce que vous avez semé, et le fruit de toutes vos prières, de vos larmes, et de tout ce que vous avez souffert pour le Roi dans le cours de votre pèlerinage. Là vous porterez des couronnes d’or, et vous jouirez sans cesse de la vue de celui qui est saint par excellence. Vous y servirez continuellement par vos louanges, vos acclamations, vos actions de grâce, celui que vous désiriez servir dans le monde, quoique ce fût avec beaucoup de peine, à cause de la faiblesse de votre chair. Vos yeux seront ravis de voir le Tout-Puissant, et vos oreilles enchantées d’entendre sa voix. Vous jouirez de la compagnie de vos amis qui vous ont précédés dans la cité sainte, et vous aurez le plaisir de recevoir ceux qui viendront après vous. Vous serez revêtus de gloire, de majesté, et dans un état digne d’accompagner le Roi des rois. Vous serez avec lui lorsque la trompette se fera entendre, et qu’il viendra sur les nuages porté sur les ailes des vents. Vous assisterez auprès de lui lorsqu’il sera sur son trône pour porter ses jugements, et vous aurez également votre voix lorsqu’il prononcera la sentence contre ceux qui ont opéré l’iniquité, soit anges, soit hommes, parce qu’ils étaient vos ennemis ainsi que les siens, et quand vous retournerez à la cité, vous serez avec lui et ne le quitterez jamais. »

Comme ils approchaient de la porte, une compagnie de l’armée céleste en sortit pour venir au-devant d’eux. Les deux anges dirent à cette troupe divine : « Ces hommes que vous voyez ont été remplis d’amour pour notre Maître pendant qu’ils étaient sur la terre, et ont tout quitté pour son saint nom; aussi nous a-t-il envoyé pour les chercher, et nous les avons amenés au terme de leur voyage, qui est de se réunir à leur Rédempteur, et d’avoir le bonheur de le voir face à face. » Sur ce témoignage la troupe céleste fit une grande acclamation, en disant : « Heureux ceux qui ont été appelés au souper des noces de l’Agneau. » En même temps plusieurs trompettes du Roi vinrent aussi à leur rencontre; ils saluèrent Chrétien et son compagnon, et pour les féliciter, ils donnèrent des fanfares mélodieuses que les échos du Ciel répétèrent.

Ensuite toute la troupe les environna; quelques-uns les précédaient, d’autres étaient à leurs côtés comme pour les garder et les garantir dans ces régions élevées, les conduisant en triomphe, de sorte que quelqu’un qui aurait eu le bonheur de voir un pareil spectacle, aurait cru que tout ce Ciel était sorti à leur rencontre. Pendant qu’ils allaient ainsi tous ensemble, les trompettes ne discontinuaient pas de faire entendre des airs harmonieux; en même temps tous ces êtres célestes témoignaient à Chrétien et à son compagnon par leur gestes et par leurs regards, combien ils étaient charmés de les avoir pour associés, et avec quel plaisir ils venaient au-devant d’eux; de sorte que l’un et l’autre se croyaient déjà dans le séjour céleste avant que d’y être arrivés, tant ils étaient ravis de se trouver dans cette compagnie de bienheureux, et enchantés d’entendre cette musique délicieuse. Bientôt ils parvinrent à la vue de la cité : et qui pourrait rendre les sentiments dont ils furent pénétrés, et la joie qu’ils ressentirent, en pensant qu’ils allaient jouir du bonheur d’être dans une telle compagnie, et cela pour toujours et à jamais ? Ces sentiments sont au-dessus de toute expression, et ne peuvent se décrire. Ils arrivèrent ainsi à la porte, et ils virent qu’au-dessus il y avait une inscription qui portait : « Heureux ceux qui font ses commandements, afin qu’ils aient droit à l’arbre de vie, et qu’ils entrent dans la ville par les portes. »

Alors je vis dans mon songe que les hommes brillants leur dirent d’appeler. Lorsqu’ils l’eurent fait, Moïse, Énoch, Élie et d’autres personnages parurent à la porte, et on leur dit : « Ces pèlerins sont partis de la cité de Destruction, et ont tout quitté par un effet de l’amour qu’ils ont pour le Maître de cette place. » Là-dessus les pèlerins donnèrent chacun les passeports qu’ils avaient reçus dans le commencement. On les porta au Roi, qui les ayant examinés, commanda qu’on ouvrît la porte, afin dit-il, qu’un peuple juste y entre, un peuple observateur de la vérité.

La porte leur fut donc ouverte, et dans le moment qu’ils y entrèrent ils furent transfigurés; on les revêtit d’habillements plus brillants que l’or; on leur donna des couronnes pour marque d’honneur, et des harpes pour célébrer les louanges de l’Éternel; et je crus entendre dans mon songe que toutes les cloches de la cité sonnaient en signe de réjouissance, et qu’on leur dit : « Entrez dans la joie de notre Seigneur. » J’entendis aussi ces pèlerins qui eux-mêmes disaient à haute voix : « À celui qui est assis sur le trône et à l’Agneau, bénédiction, honneur, gloire et puissance, dans les siècles des siècles. »

Précisément comme on ouvrait les portes aux deux voyageurs pour les faire entrer, je regardai après eux, et je vis la cité, dont l’éclat était semblable à celui du soleil; ses rues me parurent pavées d’or, et plusieurs personnages s’y promenaient ayant des couronnes sur leurs têtes, et des palmes dans leurs mains; ils tenaient aussi des harpes pour chanter les louanges du Très-Haut. Plusieurs me semblèrent avoir des ailes, et ils se répondaient l’un à l’autre sans interruption : « Saint, saint, saint, est le Seigneur. »

Je désirais d’en voir davantage, mais les portes se refermèrent; le peu que je vis du bonheur de ces deux voyageurs me donna le plus grand désir d’avoir leur même sort, et de me trouver avec eux. Cette idée m’affecta si fort que je m’éveillai, et mon songe me quitta.

Conclusion

Présentement, mon cher lecteur, que je vous ai raconté mon songe, voyez si vous pouvez l’interpréter : mais prenez garde de lui donner de fausses applications; car au lieu d’en retirer quelque utilité, vous ne pourriez que vous abuser et vous jeter dans l’erreur. Gardez-vous encore de tourner en plaisanterie ce que ce songe présente à l’extérieur; les figures et les portraits que j’emploie ne doivent point exciter vos risées et votre mépris : un tel sentiment ne serait tout au plus pardonnable qu’à des enfants et à des insensés; mais pour vous, vous devez découvrir ce que j’ai eu en vue en traitant un pareil sujet. Levez les rideaux et les voiles dont je me sers, prenez le sens de mes métaphores, et vous ne donnerez point dans l’erreur. Si vous chercher la vérité, vous y trouverez des choses qui peuvent être de la plus grande utilité à un bon esprit. Rejetez ce que je puis y avoir mis de vil, mais prenez l’or qui peut s’y trouver.