Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

9e partie

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Ils restèrent ainsi pendant quelque temps à gémir sur leur sort : à la fin ils aperçurent une personne brillante qui venait à eux, et qui tenait à la main un fouet de petites cordes. Quand il fut arrivé à l’endroit où ils étaient, il leur demanda d’où ils venaient et pourquoi ils étaient là. Ils lui répondirent, nous sommes de pauvres pèlerins qui allaient à Sion; mais nous avons été mis hors de la route par un homme noir vêtu de blanc, qui nous a engagés de le suivre en nous disant qu’il y allait aussi.

Celui qui tenait le fouet leur dit : cet homme était un flatteur, un faux apôtre qui s’était transformé en ange de lumière. Alors il déchira le filet et les débarrassa. Ensuite il leur dit : « Suivez-moi, je vais vous remettre dans votre chemin », et il les ramena à celui qu’ils avaient quitté pour suivre le flatteur. Là il leur demanda : Où avez-vous passé la nuit dernière ? — Avec des bergers sur les montagnes délectables. — Ne vous avaient-ils pas donné un renseignement pour vous conduire dans le chemin ? — Oui, ils nous l’avaient donné. — Vous trouvant embarrassés, l’avez-vous pris pour le lire ? — Nous avouons que nous ne l’avons pas fait. — Par quelle raison ? — Nous l’avons oublié. — Les bergers ne vous avaient-ils pas aussi recommandé de prendre garde au flatteur ? — Cela est vrai; mais nous n’avons pas imaginé qu’un pareil homme pût être un flatteur.

Alors je vis dans mon songe qu’il leur commanda de se coucher par terre. Quand ils eurent obéi, il les châtia sévèrement, pour les punir d’avoir quitté le bon chemin; après quoi il leur dit : « Je réprimande et je châtie les gens que j’aime : soyez désormais attentifs et repentants. Continuer votre route, et prenez bien garde à l’autre avis que les bergers vous ont donné. Chrétien et l’Espérant le remercièrent, et ayant repris leur route, ils se disaient : nous avions commis une grande faute, et nous avons bien mérité d’être châtiés; notre exemple doit être une bonne leçon pour les pèlerins qui nous suivront.

Ayant fait un chemin assez considérable, ils arrivèrent dans un pays dont l’air, quand un étranger y arrivait, était propre à l’assoupir. L’Espérant commença à s’y sentir pesant, et il lui prit une forte envie de dormir, de sorte qu’il dit à Chrétien : « Le sommeil me gagne, et j’ai à peine la force d’ouvrir les yeux : couchons-nous ici. »

Chrétien. Gardons-nous-en bien, à moins que nous ne voulions jamais nous éveiller.

L’Espérant. Pourquoi donc, mon frère ? Le sommeil répare les forces d’un homme fatigué; et si nous nous y livrions un moment, il nous rétablirait.

Chrétien. Ne vous ressouvenez-vous pas qu’un des bergers nous a recommandé de nous méfier de la Terre-enchantée; il a voulu dire par là de nous garder de nous endormir : c’est pourquoi ne dormons pas comme les autres, mais veillons, et gardons-nous de l’assoupissement de l’âme.

L’Espérant. Je reconnais que j’allais faire une faute, et si j’eusse été seul, j’aurais en m’endormant, couru les risques de périr : je vois la vérité de ce que le sage a dit : que deux hommes valent mieux qu’un. Dans cette occasion je dois mon salut à votre compagnie, et j’espère que vous serez récompensé de ce service.

Chrétien. Présentement, mon frère, pour nous préserver du sommeil qui pourrait nous surprendre, entretenons-nous de quelque sujet édifiant; par exemple, dites-moi, je vous prie, ce qui a pu vous donner la pensée de faire ce que vous faites actuellement ?

L’Espérant. Vous voulez dire comment je vins à penser au salut de mon âme.

Chrétien. Oui, c’est ce que je veux dire.

L’Espérant. Hélas ! je fus pendant longtemps à porter le plus grand attachement aux choses qui étaient exposées et vendues au marché de notre ville : choses qui, selon que je le crois présentement, m’auraient entraîné vers ma perte, si j’eusse continué à leur être attaché.

Chrétien. Quelles étaient ces choses ?

L’Espérant. Je désirais avec ardeur les richesses et les trésors du monde. Je me plaisais dans la débauche, à passer les nuits dans les divertissements, à me livrer aux excès de la boisson et de l’impureté, aux jurements, au mensonge; je violais l’observation des jours de fêtes, et me portais à tout ce qui peut causer la perte de l’âme. Mais enfin faisant attention aux choses qui sont de Dieu, et ayant aussi entendu parler de vous et de votre ami Plein-de-foi, qui a été mis à mort au marché de Vanité à cause de sa foi et pour avoir bien vécu, je trouvai que la fin de toutes les choses que j’aimais était la mort, et que c’était ce qui attirait la colère de Dieu sur les enfants de désobéissance.

Chrétien. Fûtes-vous d’abord convaincu de cette vérité ?

L’Espérant. Non, je ne voulais pas d’abord connaître le mal du péché, et la damnation qui attend ceux qui le commettent, et même, quand mon esprit commença d’être ébranlé par la parole de Dieu, je m’efforçai de fermer les yeux à la lumière.

Chrétien. Et pourquoi cherchiez-vous ainsi à détourner les premières impressions de l’Esprit de Dieu sur vous ?

L’Espérant. C’est que j’ignorais d’abord que ce fût l’ouvrage de Dieu, et un effet de sa bonté pour moi. Je ne pensais point que c’est en lui faisant connaître le péché que Dieu commence la conversion d’un pécheur; en second lieu, le péché flattait encore ma chair, et j’avais regret de le quitter; de plus, je ne pourrais vous exprimer combien il me coûtait de me séparer de mes anciennes connaissances, et de ne plus me trouver avec elles; enfin, les moments où j’étais convaincu m’épouvantaient si fort et me causaient un tel trouble, que je ne pouvais pas prendre sur moi de changer.

Chrétien. Quel sujet pouvait rappeler à votre esprit le souvenir de vos péchés ?

L’Espérant. Il y avait plusieurs choses, par exemple; la présence d’un homme de bien que je rencontrais dans les rues; lorsque j’avais entendu faire quelque lecture dans la Bible ou dans quelque autre ouvrage de piété; lorsque je craignais quelque maladie, et que je me sentais quelque violent mal de tête. Je me rappelais surtout mes péchés, quand j’entendais sonner les cloches pour quelque mort; car je pensais que je devais moi-même mourir, et que dans peu je pouvais paraître devant Dieu et être jugé.

Chrétien. Pouviez-vous commettre des fautes, quand vous pensiez à ces choses ?

L’Espérant. Hélas ! je sentais toujours que mon penchant me portait au péché, quoique ma conscience me le reprochât, ce qui était un double tourment pour moi.

Chrétien. Que faisiez-vous dans cet état ?

L’Espérant. Je pensais que je devais m’efforcer de mener une meilleure vie; car autrement, me disais-je à moi-même, je suis sûr d’être damné.

Chrétien. Et vous efforciez-vous de vous corriger ?

L’Espérant. Oui, et d’éviter non-seulement de commettre le péché, mais aussi de fuir les sociétés qui m’y portaient, et de m’appliquer à des devoirs de piété, comme de prier, de faire de bonnes lectures, de gémir de mes fautes, d’avoir de bons propos avec mes voisins, et plusieurs autres choses.

Chrétien. Aviez-vous alors une meilleure idée de votre état ?

L’Espérant. Sans doute, mais à la fin mon trouble me reprenait.

Chrétien. Pourquoi vous reprenait-il, puisque vous vous étiez réformé ?

L’Espérant. Plusieurs choses me l’occasionnaient, surtout les paroles telles que celles-ci : « Toutes les œuvres de notre justice sont comme le linge le plus souillé. L’homme n’est point justifié par les œuvres de la Loi. Lorsque vous aurez accompli tout ce qui vous est commandé, dites, nous sommes des serviteurs inutiles. » et plusieurs autres de ce genre; de sorte que je me voyais forcé de conclure que quoique ma nouvelle vie fût meilleure, j’avais cependant assez commis de péchés, et j’en commettais encore assez pour mériter d’avoir l’enfer pour partage.

Chrétien. Que pouviez-vous donc faire ?

L’Espérant. C’est ce que j’ignorais, jusqu’à ce que j’eusse consulté et ouvert mon cœur à Plein-de-foi, que je savais rempli de grandes connaissances : il me dit, qu’à moins que je ne pusse m’appliquer la justice d’un homme qui n’avait jamais commis de péché, ni ma propre justice, ni celle du monde entier ne pouvait me sauver.

Chrétien. Pouviez-vous penser qu’il fût possible de trouver un homme que l’on pût dire avec justice n’avoir jamais commis aucun péché ? Lui demandâtes-vous quel était cet homme, et comment vous pouviez être justifié par lui ?

L’Espérant. Oui, et il me répondit : « C’est le Seigneur Jésus, qui est à la droite du Très-Haut. » Vous ne pouvez, me dit-il, être justifié que par lui, soit par tout ce qu’il a fait lorsqu’il était sur la terre, soit par tout ce qu’il a souffert lorsqu’il a été mis à une croix. Je lui demandai comment il se pouvait faire que la justice de cet homme fût assez efficace pour en justifier un autre devant Dieu; et il me dit, que c’était parce que lui-même était un Dieu puissant; que tout ce qu’il avait fait, et que la mort qu’il avait soufferte, il ne l’avait fait et soufferte que pour moi; et que ses œuvres et sa justice pouvaient m’être imputées, si je croyais en lui. Là-dessus je représentai à Plein-de-foi que j’avais de la peine à croire que Dieu voulût me sauver.

Chrétien. Quelle réponse vous fit-il ?

L’Espérant. Il me dit : « Allez à lui, et voyez : soyez sûr que vous êtes invité à l’aller trouver, car il est toujours sur le trône de sa miséricorde, où il est prêt à pardonner à ceux qui viennent. » Alors il me donna un livre qui parlait de Jésus, et dont la lecture pouvait m’encourager d’aller à lui; il me dit touchant ce livre, que la moindre chose, que le plus petit iota qui y était renfermé, était plus certain que le ciel et la terre; que je devais à deux genoux supplier le Père de vouloir bien me révéler son Fils, et qu’il me le révélerait. Je lui exposai que je ne savais pas comment m’expliquer quand je serais devant lui, et voici les paroles qu’il me dicta pour cet effet : « Grand Dieu, daignez montrer votre bonté envers un pécheur tel que je suis; et faites-moi la grâce de connaître Jésus-Christ votre Fils et de croire en lui, car je vois que si je n’ai pas la foi en sa justice, je serai certainement rejeté. Seigneur, j’ai entendu dire que vous êtes un Dieu plein de miséricorde, et que vous avez arrangé de toute éternité que votre Fils Jésus serait le Sauveur du monde; permettez que je profite de cette faveur, pauvre pécheur que je suis. Seigneur, soyez-moi propice, et faites connaître l’étendue de votre grâce en sauvant mon âme par les mérites de votre Fils Jésus. Amen. »

Chrétien. Fîtes-vous la prière qui vous avait été recommandée ?

L’Espérant. Oui, souvent, et très souvent.

Chrétien. Et le Père vous fit-il connaître son Fils ?

L’Espérant. Ce ne fut pas d’abord, ni à la seconde, troisième et quatrième fois.

Chrétien. Que faîtes-vous pour lors ? Ne vous est-il pas venu en pensée de cesser de prier ?

L’Espérant. Hélas ! j’eus cette pensée plus d’une fois; mais j’eus le bonheur de me rappeler que ce qui m’avait été dit était vrai, c’est-à-dire, que sans la justice en Jésus-Christ le monde entier ne pouvait être sauvé. Je me représentais aussi que si je cessais de prier, je devais m’attendre à mourir misérable, au lieu qu’en continuant je pouvais espérer de trouver grâce lorsque je viendrais à mourir. Cette parole surtout me consolait : « S’il tarde, attendez-le, car sûrement il viendra, et ne tardera pas. » Ainsi, ayant toujours persévéré à prier, le Père daigna me révéler son Fils.

Chrétien. Et de quelle manière vous le fit-il connaître ?

L’Espérant. Ce ne fut pas par les yeux du corps que je le vis, mais par ceux de l’esprit; et voici comme la chose arriva. Un jour j’étais fort triste, et cette tristesse était plus forte qu’aucune de celles que j’eusse ressenties dans ma vie. Elle était causée par les réflexions que je faisais sur la grandeur de mes iniquités. Dans ce moment je n’envisageais d’autre sort que l’enfer et la damnation dans mon âme, lorsque tout-à-coup je crus voir le Seigneur Jésus, jetant du haut du Ciel un regard sur moi et me disant, croyez au Seigneur Jésus-Christ, et vous serez sauvé.

Je lui répliquai : « Seigneur, je suis un grand et très grand pécheur. » mais il me répondit : « Ma grâce vous suffit. » J’osai lui dire : « Seigneur, qu’est-ce que je croirai ? » Dans le moment un trait de lumière frappa mon esprit; et ces paroles : « Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » me firent connaître que croire et aller était la même chose, et que celui-là vient et croit en Jésus-Christ qui a cherché son salut de tout son cœur par son moyen. Je compris que quoique grand pécheur, je pouvais espérer de lui être agréable et d’être sauvé par lui, parce qu’il nous a dit : « Celui qui vient à moi ne sera pas rejeté. » Ma confiance redoubla en entendant ces paroles : « Le christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs; il est la fin de la Loi pour justifier quiconque croit; il est mort pour nos péchés, et est ressuscité pour notre justification; il nous aime, et nous a lavés de nos péchés dans son propre sang : il est le médiateur entre Dieu et nous, étant toujours vivant pour intercéder pour nous. » De tout cela je conclus que je devais me regarder comme justifié en sa personne, et qu’il avait satisfait à nos péchés par son sang; que ce qu’il avait fait pour obéir aux ordres de son Père, et en se soumettant à souffrir, ce n’était pas pour lui-même, mais pour celui qui en recueillerait le fruit pour son salut, et qui en serait reconnaissant. Alors mon cœur se remplit de joie, je versai des larmes d’attendrissement, et tous mes sentiments se portèrent à aimer Jésus-Christ, son peuple et ses voies.

Chrétien. C’était bien effectivement Jésus-Christ qui se montrait à votre âme : mais dites-moi quel effet cette révélation fit particulièrement sur votre esprit ?

L’Espérant. Elle me fit voir que toute la justice du monde n’est cependant qu’un état de damnation : elle me fit connaître que quoique Dieu doive satisfaire à sa justice, il peut néanmoins justifier le pécheur qui vient à lui : elle me couvrit de honte par la vie coupable que j’avais menée, et me confondit par le sentiment de ma propre ignorance; car il ne m’était jamais venu aucune pensée qui m’eût fait autant connaître combien le joug du Seigneur est doux : elle me fit aimer une vie sainte, et désirer avec ardeur de pouvoir faire quelque chose pour l’honneur et la gloire du nom du Sauveur Jésus-Christ. Oui, je sentais que j’aurais répandu tout mon sang, et donné mille fois ma vie pour son amour.