Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

8e partie

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Ils continuèrent ensuite leur route, et arrivèrent aux montagnes délectables, qui appartiennent au Roi de la Cité-céleste. En les montant ils jouirent du coup d’œil le plus agréable; ils y virent des jardins, des vergers, des vignes chargées de fruits, et ces beaux lieux étaient arrosés par des fontaines d’une eau claire et limpide. Ils burent de cette eau, s’y nettoyèrent pour ôter les ordures qu’ils avaient remportées du Château-du-doute, et y mangèrent des fruits de la vigne.

Sur le sommet de ces montagnes il y avait des bergers qui paissaient des troupeaux, et qui se tenaient à côté du grand chemin. Les pèlerins les abordèrent, et s’appuyant sur leurs bâtons, (comme c’est assez l’usage des voyageurs lorsqu’ils sont fatigués, et qu’ils s’arrêtent pour parler à quelqu’un), ils leur demandèrent : À qui appartiennent ces montagnes si agréables, et à qui sont les troupeaux qui y paissent ?

Les Bergers. Ces montagnes sont la terre d’Emmanuel; on peut apercevoir d’ici la ville où il demeure : ces brebis lui appartiennent, et il a même donné sa vie pour elles.

Chrétien. Est-ce là le chemin qui conduit à la Cité-céleste ?

Les Bergers. Il n’y en a point d’autre.

Chrétien. La route est-elle bonne ou dangereuse ?

Les Bergers. Elle est bonne pour les justes : mais les violateurs de la Loi y périront.

Chrétien. Trouve-t-on ici quelque endroit où des pèlerins fatigués de leur voyage puissent se reposer ?

Les Bergers. Le Maître de ces montagnes nous a chargés d’exercer l’hospitalité, et d’avoir soin des Étrangers : ainsi nous sommes prêts à vous servir en tout ce que nous pourrons.

J’aperçus dans mon songe que les bergers voyant qu’ils avaient affaire à des pèlerins, leur firent différentes questions, (auxquelles ils avaient déjà répondu dans d’autres endroits), comme, d’où venez-vous ? Comment avez-vous prit cette route et comment avez-vous pu la continuer et arriver jusqu’ici; car plusieurs entreprennent ce chemin, mais il y en a très peu qui parviennent jusqu’à ces montagnes ? Quand les bergers eurent entendu leurs réponses, ils en furent satisfaits, et leur dirent affectueusement : Vous pouvez être les bienvenus sur ces montagnes délectables.

Ces bergers se nommaient Connaissant, Expérimenté, Fidèle et Sincère. Ils prirent les pèlerins par la main, les conduisirent dans leurs tentes, où ils leur donnèrent ce qui se trouva de prêt pour le moment, et leur dire : Nous désirons que vous restiez ici quelque temps, afin que vous puissiez faire connaissance avec nous, et que vous goûtiez plus à loisir les avantages que l’on trouve en ces lieux. Ils répondirent qu’ils seraient fort aises de rester : ensuite ils furent conduits dans des chambres pour se reposer parce qu’il était tard.

Le matin les bergers éveillèrent Chrétien et l’Espérant, et les menèrent promener sur les montagnes. Ils les parcoururent pendant quelque temps, ayant de tous côtés la vue la plus belle et la plus riante; puis les bergers se dirent l’un a l’autre, montrerons-nous à ces pèlerins quelques-unes de nos merveilles ? Ayant décidé qu’ils pouvaient le faire, ils les conduisirent d’abord au sommet d’une montagne appelée la montagne d’Erreur, dont le côté le plus éloigné était coupé à pic, et ils leur dirent de regarder au fond. Quand Chrétien et l’Espérant y eurent jeté les yeux, ils virent dans le bas plusieurs hommes qui s’étaient brisés et mis en pièces en tombant du haut de la montagne. Oh, qu’est-ce que cela ? dirent les pèlerins étonnés. Les bergers leur répondirent : N’avez-vous pas entendu parler de gens qui sont tombés dans l’erreur en écoutant Hymenée et Alexandre sur ce qui regarde la résurrection ? Ils répondirent qu’ils en avaient entendu parler. Eh bien, dirent les bergers, ce sont des gens que vous voyez dans ce fond, et qui y ont été brisés : ils n’ont point été enterrés jusqu’à ce jour, pour servir d’exemple aux autres, et leur montrer qu’il faut prendre garde à ne pas vouloir comme eux montrer trop près du bord de cette montagne.

Les bergers conduisirent ensuite les voyageurs au sommet d’une autre montagne que l’on appelle Circonspection, et leur dirent de regarder dans le lointain. Y ayant porté la vue, ils aperçurent des gens qui marchaient parmi des tombeaux, et qui leur parurent être aveugles, parce qu’ils bronchaient de temps en temps, et qu’ils ne pouvaient se tirer de cet endroit.

Que signifie ce que nous voyons, dirent les voyageurs ? Les bergers répondirent : N’apercevez-vous point un peu plus bas que ces montagnes une barrière qui est dans une prairie sur la gauche du chemin. Ils répondirent qu’ils la voyaient. Eh bien, dirent les bergers, par-delà cette barrière il y a un sentier qui mène directement au Château-du-doute, lequel est gardé par le Géant-désespoir. Ces hommes, (en montrant ceux qui étaient parmi les tombeaux), s’étant mis en pèlerinage comme vous avez fait, sont venus jusqu’à cette barrière. Là trouvant que le chemin droit était raboteux, ils ont préféré d’aller par la prairie, où ils ont été pris par le Géant-désespoir, qui les a menés dans son château. Après les avoir gardés quelque temps dans un cachot, il leur a crevé les yeux, et les laisse errer parmi ces tombeaux; de sorte que cette parole du sage se trouve remplie : « L’homme qui s’égare de la voie de la doctrine demeurera dans l’assemblée de la mort. » À ce récit Chrétien et l’Espérant se regardèrent l’un l’autre, et les larmes coulèrent de leurs yeux en abondance, mais ils ne dirent rien aux bergers.

Ils portèrent ensuite leurs pas vers un fond où il y avait une porte sur le côté d’une montagne. Les bergers ouvrirent la porte, et leur dirent d’y regarder. Ils y portèrent donc la vue, et virent que cet endroit était noir, obscur et plein de fumée; ils crurent aussi entendre un bruit sourd, comme celui que fait la flamme, et des cris horribles de gens qui étaient dans les tourments. Où sommes-nous, s’écria Chrétien ? Les bergers lui répondirent, ceci est un sentier détourné de l’enfer, et c’est le chemin que prennent les hypocrites; ceux qui vendent leur droit de naissance, comme Ésaü, qui trahissent leur maître, comme Judas; qui blasphème la Divinité, comme Alexandre; et ceux qui mentant au Saint-Esprit ressemblent à Ananie et à sa femme Saphira.

Je conçois, dit l’Espérant, que si ceux qui éprouvent un sort aussi funeste avaient eu le bonheur de voir ce que nous voyons dans notre pèlerinage, ils eussent fait leurs efforts pour n’y pas tomber. Oui, dirent les bergers, pourvu qu’ils en eussent conservé le souvenir pendant longtemps.

Les pèlerins témoignèrent être curieux d’en voir davantage; les bergers y consentirent, et ils les promenèrent jusqu’à l’extrémité des montagnes. La beauté de tous ces endroits, et les choses curieuses qu’ils voyaient leur donnaient la plus grande satisfaction. Pour terminer cette promenade, les bergers se dirent l’un à l’autre : Montrons aux pèlerins les portes de la Cité-céleste, et essayons s’ils pourront se servir de nos verres d’approche. Les pèlerins acceptèrent la proposition avec plaisir, et les bergers les ayant conduits au sommet d’une montagne appelée Clarté, ils leur donnèrent leurs verres pour regarder : mais les ayant essayés, le souvenir de ce qu’ils avaient vu en dernier lieu leur fit trembler la main, ce qui les empêcha de distinguer bien clairement; cependant ils entrevirent un peu la porte, ainsi qu’une petite partie de la gloire de cet endroit. En s’en retournant vers les tentes, Chrétien et l’Espérant se disaient, les bergers nous ont révélé des secrets qui sont cachés aux autres mortels; ô hommes, si vous désirez voir des choses inconnues, des choses mystérieuses, ayez recours aux bergers.

Lorsque les pèlerins furent sur le point de partir, un des bergers leur donna un renseignement pour le chemin; un autre leur recommanda de se garder du flatteur; le troisième leur dit de bien prendre garde à ne point s’endormir sur la terre enchantée; et le quatrième leur souhaita que l’Ange du Seigneur les accompagnât.

Les pèlerins, après avoir fait leurs adieux et leurs remerciements aux bergers, descendirent les montagnes, et suivirent la route qui mène à la cité. Ils avaient déjà fait un peu de chemin, lorsqu’ils entrèrent dans une route fort obscure, où ils rencontrèrent un homme que sept démons avaient lié avec de fortes cordes, et qu’ils traînaient à cette porte qu’ils avaient vue sur le côté de la montagne. Ce coup d’œil les fit trembler tous deux. Chrétien regarda s’il pourrait reconnaître cet homme que les démons emmenaient, et il crut que ce pouvait être un certain Apostat qui demeurait dans la ville de Désertion : mais il ne put pas bien distinguer son visage, parce qu’il penchait sa tête comme un voleur qui est pris. Lorsqu’il fut passé, l’Espérant regarda derrière lui, et aperçut que sur le dos de cet homme il y avait un écriteau avec cette inscription : Professeur d’impudicité, et apostat insigne.

Cette vue ne fit que les fortifier dans le parti qu’ils avaient pris, et Chrétien dit à l’Espérant : « Mon frère, tenons-nous de plus en plus sur nos gardes, car il serait possible que nous fussions attaqués par les voleurs de grand chemin qui servent sous le roi de l’Abîme-sans-fond. » Et bien, dit l’Espérant, si le cas arrivait, il faudrait nous défendre avec courage. Oui, sans doute, dit Chrétien : mais il n’est pas moins vrai que ces coquins forcent quelquefois les plus braves de reculer. Quels chagrins n’ont-ils pas donné à David, et quelles larmes ne lui ont-ils pas fait répandre ? Hamon et Ézéchias, quoique vaillants, furent attaqués par eux, et malgré leurs efforts ils en reçurent des blessures; Pierre voulut une fois essayer ce qu’il pourrait faire, et quoique prince des apôtres, ils le réduisirent à un tel état, qu’il ne fallut que la voix d’une simple servante pour l’épouvanter.

Outre cela leur Roi se tient toujours à portée de les entendre; et s’ils se trouvent dans quelques mauvais pas, au moindre signal il vient à leur aide. C’est de lui qu’il est dit : « Si on veut le percer de l’épée, ni l’épée, ni les dards, ni les cuirasses ne pourront subsister devant lui, car il méprise le fer comme de la paille, et l’airain comme un bois pourri; l’archer le plus adroit ne le mettra point en fuite, les pierres de la fronde sont pour lui comme de la paille sèche, et il se rira des dards lancés contre lui. » Que peut faire un homme contre un pareil adversaire ? Il est vrai que si, pour se défendre, il avait un cheval tel que Job le dépeint, il pourrait faire des actions mémorables. Cet animal guerrier est plein de force, le souffle si fier de ses narines répand la terreur : il frappe du pied la terre; il s’élance avec audace; il court au-devant des hommes armés; il ne peut être touché de la peur; le tranchant des épées ne l’arrête point; les flèches sifflent autour de lui, le fer des lances et des dards le frappe de ses éclairs; il écume, il frémit, il semble vouloir manger la terre, il est intrépide au bruit des trompettes : lorsque l’on sonne la charge, il dit, allons; il sent de loin l’approche des troupes, il entend la voix des Capitaines qui encouragent les soldats, et les cris confus d’une armée. Voilà le secours qu’il faudrait avoir : mais pour de pauvres fantassins tels que nous, nous ne devons jamais souhaiter de nous trouver vis-à-vis de pareils ennemis, ni nous vanter comme si nous étions capables de belles choses, tandis que nous entendons raconter que d’autres ont été vaincus; ni nous confier dans notre propre courage, puisque ce sont ceux qui paraissent avoir le plus de confiance qui succombent les premiers lorsqu’ils sont à l’épreuve, témoin Pierre dont je vous parlais; il se vanta, et par un pur effet de sa présomption il crut pouvoir montrer plus d’attache à son maître que tous les autres, cependant qui fut plus humilié que lui ?

Je conviens, dit l’Espérant, que vous avez raison, et que nous devons nous défier de notre propre faiblesse, et profiter de l’avis d’une personne respectable qui nous a dit : « Prenez surtout le bouclier de la Foi, pour pouvoir éteindre tous les traits enflammés du malin esprit »; alors il est rare que Dieu lui-même ne vienne pas à notre secours, et nous n’avons rien plus à redouter. C’est sa présence qui comblait de joie David même dans la vallée de l’ombre de la mort, et Moïse préférait de mourir, plutôt que de faire un pas sans son Dieu. O mon frère, s’il est avec nous, nous ne craindrons point dix mille hommes armés; mais sans lui les plus braves ne peuvent que tomber dans l’esclavage.

Comme ils marchaient en s’entretenant de la sorte, ils arrivèrent à un endroit où ils virent un autre chemin qui tombait dans le leur, et qui leur parut aussi étroit que celui dans lequel ils étaient; ils se trouvèrent pour lors fort embarrassés de savoir lequel des deux ils prendraient, car tous deux étaient étroits et allaient devant eux. Pendant qu’ils délibéraient, ils aperçurent un homme dont la peau était noire, mais dont les épaules étaient couvertes d’un manteau brillant. Cet homme vint à eux, et leur demanda en les abordant pourquoi ils s’arrêtaient dans cet endroit. Ils répondirent qu’ils allaient à la Cité-céleste, et qu’ils ignoraient lequel des deux chemins ils devaient prendre. Suivez-moi, leur dit-il, car c’est là où je vais.

Ils le crurent et le suivirent dans le chemin qui venait tomber dans celui qu’ils auraient dû prendre. Ce chemin tournait insensiblement, et les éloigna tellement de la cité à laquelle ils désiraient aller, qu’en peu de temps ils y tournèrent le dos. Cet homme les entretenait de propos séduisants, sur leurs vertus, sur leur mérite, sur leurs perfections : ils le suivaient toujours, mais au moment qu’ils ne s’y attendaient pas, ils furent pris tous deux dans un filet, où ils se trouvèrent tellement embarrassés qu’ils ne savaient plus que faire. Alors le manteau blanc que portait l’homme noir tomba de ses épaules, et ils virent où ils étaient. Ils restèrent là pendant quelque temps à jeter des cris, car ils ne pouvaient pas par eux-mêmes sortir de l’embarras dans lequel ils se trouvaient.

Chrétien dit à son compagnon : « Je vois maintenant la faute que j’ai faite. » Les bergers nous avaient recommandé de nous garder des flatteurs, et nous avons trouvé aujourd’hui ce que l’homme sage a pronostiqué, qui est, que celui qui tient à son voisin un langage flatteur et déguisé tend un filet sous ses pieds. Ils nous avaient aussi donné, dit l’Espérant, un renseignement pour nous diriger dans notre route; hélas ! nous avons aussi oublié d’y lire. David se montra bien plus sage que nous; car il dit : « J’ai considéré les œuvres des hommes par les paroles qui sortaient de leur bouche, et je me suis garanti de marcher dans la voie du destructeur. »