Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

7e partie

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Je vis dans mon songe que Chrétien ne fut pas longtemps seul; un particulier qui le suivait, l’atteignit, et lui demanda s’il voulait bien l’agréer pour être son compagnon : il se nommait L’Espérant. Cet homme n’avait été porté à cette démarche qu’en entendant les discours et voyant la conduite que Chrétien et Plein-de-foi avaient tenue au marché de Vanité, et tout ce qu’ils y avaient souffert. Ainsi un était mort pour avoir rendu témoignage à la vérité, et un autre sortit de ses cendres, pour être le camarade de Chrétien dans son voyage. Cet homme dit à Chrétien qu’il y avait plusieurs autres personnes dans la ville qui désiraient faire la même chose et le suivre.

Ils marchèrent pendant quelque temps sans aucune rencontre fâcheuse, et arrivèrent à une plaine fort agréable, nommée la plaine du Bien-être, où ils eurent beaucoup de satisfaction; mais comme cette plaine n’était pas longue, ils l’eurent bientôt traversée. Sur un côté un peu éloigné de cette plaine, il y avait une petite montagne appelée la montagne du Gain, et dans laquelle était une mine d’argent : plusieurs personnes qui avaient autrefois pris ce chemin s’étaient détournées pour voir cette mine, comme une chose fort curieuse; mais s’étant approchées trop près du bord de son ouverture, la terre avait manqué sous leurs pieds, et elles y avaient péri.

À peu de distance du chemin, vis-à-vis la mine d’argent, se tenait un certain Démas, (dont l’extérieur était honnête); son but était d’engager les voyageurs à venir et à voir. Apercevant Chrétien et l’Espérant, il leur cria : Messieurs, détournez-vous un peu, et je vous montrerai une chose très curieuse.

Chrétien. Cette chose mérite-t-elle que nous nous détournions de notre chemin ?

Démas. Sans doute, elle en vaut la peine, car il y a ici une mine d’argent, et des gens qui la creuse pour en tirer des trésors; si vous voulez venir, vous pourrez vous-même y participer.

L’Espérant. Eh bien, allons voir ce que c’est.

Chrétien. Non, certes, quant à moi : j’ai déjà entendu parler de cet endroit, et du nombre de personnes qui y ont péri : je soupçonne que ce trésor est un piège pour ceux qui le cherchent, puisqu’il les détourne de leur voyage.

Alors Chrétien dit à Démas : Cet endroit n’est-il pas dangereux ? Et plusieurs n’y ont-ils pas trouvé des obstacles à leur pèlerinage ? Non, lui répondit Démas, il n’y a pas beaucoup de risques, excepté pour ceux qui n’y prennent pas garde; à ces mots le rouge lui monta au visage. Chrétien s’en apercevant dit à l’Espérant : Voyez-vous que son visage dément ce qu’il nous promet; n’avançons pas seulement un pas, et gardons-nous de quitter notre chemin. Oh ! répondit l’Espérant, je n’ai garde, et je m’en défie présentement. Démas lui ayant fait de nouvelles invitations, Chrétien lui dit sans détour : Tu es un traître et un ennemi des voies de notre Roi; tu as déjà été condamné par un des juges de sa Majesté, pour t’être toi-même détourné, pourquoi cherches-tu à nous attirer dans la même condamnation ? Sois sûr que quand nous serons devant notre Maître, nous l’informerons de toutes tes menées. Après lui avoir parlé de la sorte, ils continuèrent leur chemin.

Les pèlerins vinrent à un endroit où était un ancien monument tout près du grand chemin. Cette vue les intéressa l’un et l’autre, à cause de la singularité de sa forme, car il leur semblait que c’était une femme qui avait été métamorphosée en une manière de colonne. Ils s’arrêtèrent pour la considérer : mais ils avaient beau examiner, ils ne pouvaient dire ce que c’était. À la fin l’Espérant observa que sur la tête il y avait quelque chose écrit d’un caractère inconnu : comme il n’avait pas fait d’études, il appela Chrétien qui était plus savant : celui-ci s’approcha, et après avoir un peu examiné les caractères, il trouva qu’il y avait : « Souvenez-vous de la femme de Lot. » Il le lut à son compagnon, et ils en conclurent tous deux qu’il fallait que ce fût la statut de sel en laquelle la femme de Lot avait été changée lorsqu’elle regarda derrière elle par un esprit de curiosité, en s’enfuyant de Sodome.

Ah ! mon frère, dit Chrétien, cette vue nous convient bien pour le présent, et semble nous regarder, après l’invitation que Démas nous a faite pour aller voir la montagne du Gain; si nous y eussions été, comme il le désirait, et comme vous étiez porté de le faire, nous aurions eu, à ce que je vois, le sort de cette femme, et servi de leçon à ceux qui suivront.

L’Espérant. Je suis bien fâché d’avoir eu une pensée aussi dépourvue de sens, et j’en suis bien honteux : mais je fais une réflexion; c’est comment Démas et ses associés peuvent se tenir avec tant de confiance à regarder leur trésor, ayant un pareil exemple devant eux, car ils ne peuvent pas lever les yeux, qu’ils ne voient la statue.

Chrétien. La chose est étonnante, et prouve que leur cœur est dans une situation dont il n’y a rien à espérer : je ne puis mieux les comparer qu’à ces filous qui coupent la bourse en présence du juge, et même lorsqu’on fait justice de leurs semblables. On peut raisonnablement conclure que quiconque pêche à la vue et au mépris de tels exemples, doit s’attendre au plus sévère jugement.

L’Espérant. Ce que vous dites est très vrai; mais quel bonheur que vous, et moi surtout, nous n’ayons pas été dans le cas de servir d’exemple : nous devons bien en remercier Dieu, être pleins de crainte devant lui, et nous souvenir toujours de la femme de Lot.

Les deux voyageurs continuant leur chemin arrivèrent à une rivière très agréable, que le roi David nomme le Fleuve-de-Dieu, et Saint Jean le Fleuve-de-l’eau-de-la-vie. Leur route les conduisait précisément le long du rivage; Chrétien et son compagnon y marchaient avec le plus grand plaisir; ils burent de l’eau du fleuve qui était excellente, et qui fortifia leurs esprits fatigués. D’un côté de cette rivière on trouvait des arbres verts, propres à porter toutes sortes de fruits, et dont on mange les feuilles pour prévenir les maladies qui peuvent survenir à ceux qui ont le sang échauffé par le voyage. De l’autre côté du rivage était une prairie, émaillée de lis et de toutes sortes de fleurs, et dont la verdure ne passait point. Ils se couchèrent sur la prairie pour se reposer, et comme ils pouvaient le faire en sûreté dans cet endroit, ils y goûtèrent la douceur du sommeil. Lorsqu’ils furent éveillés, ils cueillirent des fruits des arbres, et burent encore de l’eau du fleuve. S’étant ainsi bien préparés à continuer leur route, (car ils n’étaient pas au bout de leur voyage) ils partirent.

Ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin, que la route qui était le long de la rivière vint à finir. Celle qui suivait était raboteuse, ce qui leur fit d’autant plus de peine, que leurs pieds étaient fort sensibles à cause de la marche qu’ils avaient déjà faite, de sorte que la difficulté du chemin porta le découragement dans l’âme des deux pèlerins.

Précisément un peu devant eux ils virent une prairie sur la gauche de la route, elle était fermée par une barrière qu’il fallait franchir pour y entrer. Chrétien dit à son compagnon : si cette prairie va le long de notre chemin, nous n’avons qu’à la suivre. Ils vinrent à la barrière pour examiner, et ils virent un sentier qui allait le long du chemin de l’autre côté de la barrière : ceci est ce que je souhaitais, dit Chrétien, et le marcher est ici plus facile; allons, mon ami, entrons-y. Mais, dit l’espérant, si ce sentier nous mettait hors de notre route ? La chose n’est pas vraisemblable, répondit Chrétien; regardez, il va le long du chemin. Alors l’Espérant étant persuadé par son camarade, franchit la barrière après lui.

Quand ils furent dans le sentier, ils le trouvèrent très bon pour le marcher : de plus, regardant devant eux, ils aperçurent un homme qui faisait la même route (son nom était Vaine-confiance); ils l’appelèrent et lui demandèrent où ce chemin les menait. Il leur répondit qu’il conduisait à la Porte-céleste. Et bien, dit Chrétien, vous voyez que j’ai rencontré juste, et que nous allons bien. Ainsi ils suivirent cet homme qui allait toujours devant eux. Mais comme ils marchaient ainsi, le jour tomba, l’obscurité devint si grande, qu’ils perdirent de vue celui qui les précédait. Peu de temps après, cet homme qui portait à juste titre le nom de Vaine-confiance, ne voyant pas ce qui était devant lui, tomba dans un précipice profond, que le Seigneur de ces terres avait fait creuser exprès pour y surprendre les voyageurs trop pleins de présomption; et ce malheureux fut brisé dans sa chute. Chrétien et l’Espérant l’entendirent tomber; ils l’appelèrent pour savoir ce qui lui arrivait, mais ils en n’eurent aucune réponse, et ils n’entendirent qu’un sourd gémissement. L’Espérant dit à son compagnon : Où sommes-nous donc présentement ? Mais l’autre ne lui répondit pas d’abord, commençant à soupçonner qu’il l’avait égaré. Pour comble de malheur il vint à pleuvoir, à éclairer et à tonner d’une manière terrible, et la pluie tombait à grands flots.

L’Espérant ne put s’empêcher de soupirer et de dire : Ah ! que ne puis-je être dans mon chemin !

Chrétien. Qui aurait pensé que ce sentier nous aurait mis hors de notre route ?

L’Espérant. J’en ai eu un pressentiment en y entrant; mais vous m’en avez répondu, et je n’ai pas voulu vous en parler davantage, parce que vous avez plus d’âge et d’expérience que moi.

Chrétien. Mon cher ami, ne soyez point fâché : j’ai le plus grand chagrin de vous avoir mis hors du chemin, et de vous avoir exposé à un aussi grand danger : pardonnez-le moi, je vous prie : je puis bien au moins vous répondre que je n’ai pas eu une mauvaise intention en le faisant.

L’Espérant. Rassurez-vous, mon frère, je vous le pardonne volontiers, et j’espère même que cette erreur pourra tourner à notre avantage.

Chrétien. Je suis charmé d’avoir trouvé un frère prêt à pardonner. Mais nous ne devons pas rester ainsi dans cet endroit : tâchons de retourner sur nos pas.

L’Espérant. Sans doute, mon cher compagnon : mais laissez-moi marcher devant vous.

Chrétien. Non, s’il vous plaît; permettez que j’aille le premier; car s’il se trouve quelque danger, je dois d’abord en courir les risques, puisque c’est par ma faute que nous sommes hors du chemin.

L’Espérant. Non, j’irai le premier, car votre esprit étant troublé, vous pourriez encore vous égarer.

Alors, pour leur encouragement, ils entendirent une voix qui disait : Redressez votre cœur, et remettez-le dans la voie droite dans laquelle vous avez marché. Cependant la pluie tombait toujours avec la plus grande force, ce qui rendit le chemin fort difficile pour le retour, (et ce qui me donna lieu de penser qu’il est plus aisé de sortir du bon chemin quand nous y sommes, que d’y rentrer lorsque nous en sommes sortis); ils revinrent néanmoins sur leurs pas : mais il faisait si obscur, et l’eau était si haute, qu’ils coururent plusieurs fois les risques d’être submergés.

Quelques efforts qu’ils fissent ils ne purent pas cette nuit regagner la barrière : ayant aperçu un petit abri ils s’y réfugièrent, et comme ils étaient très fatigués, ils s’y endormirent. Précisément à très peu de distance de cet endroit, était un château appelé le Château-du-doute, dont le Seigneur se nommait le Géant-désespoir. Ce géant énorme et terrible étant sorti de bonne heure, et allant de côté et d’autre dans ses campagnes, aperçut Chrétien et l’Espérant qui s’étaient endormis sur ses terres. Il fut à eux, et d’un ton impérieux et sévère il leur commanda de se lever. D’où venez-vous, leur dit-il, et que venez-vous faire sur mon domaine ? L’aspect du géant et son ton les glacèrent d’effroi : ils lui répondirent en tremblant, qu’ils étaient des pèlerins qui s’étaient égarés dans leur route. Vous m’avez manqué, leur dit le géant, en marchant sur mes terres, et en vous y endormant; ainsi marchez, et venez avec moi. Ils furent donc forcés de lui obéir, parce qu’il était plus fort qu’eux; ils avaient d’ailleurs peu de chose à dire pour se justifier eux-mêmes, ne sentant que trop qu’ils étaient en faute.

Le géant les força donc d’aller devant lui, et les ayant fait entrer dans son château, il les enferma dans un cachot noir, sale et plein d’infection. Ils y passèrent depuis le vendredi matin jusqu’au samedi soir, sans avoir de quoi boire ni de quoi manger, sans lumière, et sans que quelqu’un vînt les visiter. Rien n’était si triste que leur situation, éloignés de leurs amis, de leurs connaissances et de tout secours : aussi Chrétien en ressentait un double chagrin, parce que c’était son empressement indiscret qui les avait fait tomber dans ce malheur.

Le géant ne vint les rejoindre que pour les accabler de coups, et il les battit si cruellement, qu’ils ne pouvaient plus se remuer : il continua ses mauvais traitements pendant plusieurs jours, et les choses en vinrent à un tel point que Chrétien commença à entrer en découragement et à se désespérer. Mon frère, dit-il à l’Espérant, que ferons-nous ? La vie que nous menons présentement ne peut se supporter. Pour moi je ne sais s’il ne vaut pas mieux se procurer la mort que de vivre ainsi; oui je trouve que le tombeau est préférable à cet horrible cachot.

L’Espérant. Assurément notre situation présente est bien cruelle, et la mort me semblerait plus agréable que de demeurer toujours dans un pareil état; mais considérons que le Seigneur du pays où nous allons a dit : « Tu ne tueras point. » or si cet ordre nous est donné relativement aux autres hommes, combien plus devons-nous nous y conformer par rapport à nous-mêmes ? Songeons que celui qui en tue un autre peut bien ne tuer que le corps, mais que celui qui se défait lui-même tue en même temps et le corps et l’âme. De plus, mon cher frère, vous parlez du repos que l’on peut trouver dans le tombeau; avez-vous donc oublié qu’il y a un enfer, où les meurtriers iront certainement ? Car il n’y a point de vie éternelle à espérer pour ceux qui sont volontairement homicides. Rappelez-vous les épreuves par lesquelles vous avez passé jusqu’à présent; Satanas n’a pu vous vaincre; dans la ville de Vanité vous n’avez eu peur ni des fers, ni de la cage, ni d’une mort sanglante; qu’est devenu votre courage ? Évitons du moins la honte d’être faibles, ce qui ne convient point à des chrétiens; armons-nous de constance, et remettons notre sort entre les mains de la Providence, qui veut nous éprouver, et qui ne permettra pas que nous le soyons au-dessus de nos forces.

Ces paroles ranimèrent Chrétien; il demanda pardon à Dieu de s’être livré à une aussi mauvaise pensée, et se recommanda à ses bontés.

Les prisonniers restèrent dans ce triste état pendant plus de huit jours. Le samedi, environ sur le minuit, ils se mirent en prières, et continuèrent de le faire presque jusqu’au jour. Un peu avant qu’il parût, Chrétien, comme quelqu’un qui sort d’un grand étonnement, s’écria avec transport : Il faut que je sois bien insensé de rester dans ce cachot infect, tandis que je puis en sortir. J’ai une clef dans mon sein, appelée la Clef-de-la-promesse, qui (je suis persuadé) peut ouvrir toutes les portes du Château-du-doute. Quelle bonne nouvelle ! dit l’Espérant : mon cher ami, tirez-la promptement et essayons.

Chrétien tira la clef de son sein, et commença à l’essayer à la porte du cachot. À peine eut-il tourné la clef, que la serrure se détacha, et la porte s’étant ouverte aisément, Chrétien et l’Espérant en sortirent. Ils furent aux portes des différentes cours du château, que la clef ouvrit également. Enfin ils gagnèrent la porte de fer qu’il leur fallait encore ouvrir; et quoique la serrure fût la plus difficile, ils en vinrent cependant à bout, par le secours de la clef. Il ne leur restait plus qu’à pousser la porte : mais elle fit un si grand bruit en l’ouvrant, que le Géant-désespoir en fut éveillé. Il se leva promptement pour aller à la poursuite de ses prisonniers : les voyant près de lui échapper il tomba dans un tel accès de rage, qu’il en fut presque suffoqué, et que les forces lui manquèrent pour les poursuivre. Ils profitèrent de ce moment pour s’enfuir, et gagnèrent le grand chemin du Roi, où ils furent en sûreté, parce qu’ils se trouvèrent hors de la juridiction du géant.

Lorsqu’ils eurent repassé la barrière, ils consultèrent entre eux sur ce qu’ils pourraient faire à cet endroit pour garantir d’un semblable malheur les pèlerins qui viendraient après eux. Ils prirent le parti d’y dresser un poteau sur lequel ils mirent cette inscription : Par-delà cette barrière est le chemin du Château-du-doute, habité par le Géant-désespoir; ce géant méprise le Roi de la Cité-céleste, et cherche à faire périr les vrais pèlerins. Cette inscription fut cause que plusieurs qui les suivirent et qui la lurent, échappèrent à ce danger.