Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

6e partie

[Flash Player]

Pendant qu’ils marchaient tous les deux, parlant des différentes choses qu’ils avaient vues, Plein-de-foi regarda par hasard derrière lui, et aperçut quelqu’un qui venait après eux, et qu’il reconnut. Ah ! Dit Plein-de-foi à son camarade, voilà quelqu’un qui nous suit. Chrétien ayant regardé s’écria : Eh quoi, c’est mon bon ami Évangéliste. C’est aussi le mien, dit Plein-de-foi, car c’est lui qui m’a enseigné le chemin où nous sommes, et qui nous mène à la petite porte.

Comme ils achevaient ce propos, Évangéliste les aborda et les salua, en leur disant : Que la paix soit avec vous, mes amis, et avec ceux qui vous veulent du bien.

Chrétien. Bienvenue, bienvenue soyez, mon cher Évangéliste; votre vue me rappelle le souvenir de vos anciennes bontés à mon égard, et de toutes les peines que vous avez prises pour me faire mériter les biens éternels.

Plein-de-foi. Soyez mille fois le bien arrivé, heureux Évangéliste; je ne puis exprimer combien votre compagnie est agréable à de pauvres voyageurs tels que nous.

Évangéliste. Eh bien, mes amis, comment les choses ont-elles été depuis votre départ ? Qu’avez-vous rencontré ? Et comment vous êtes-vous comportés ?

Alors Chrétien et Plein-de-foi lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé dans leur route, et avec quelle peine ils étaient arrivés jusqu’à cet endroit.

Évangéliste. Je me réjouis, non de ce que vous avez éprouvé des traverses dans votre chemin, mais de ce que vous en êtes sortis victorieux, et de ce que malgré quelques faiblesses vous avez poursuivi votre route jusqu’à ce jour. Je dis que je m’en réjouis, et par rapport à vous, et par rapport à moi : j’ai semé et vous avez recueilli; le jour approche, où celui qui sème et ceux qui recueillent seront réunis. Pour cela il faut que vous teniez ferme, car vous recueillerez dans le temps marqué, si vous ne vous relâchez pas : la couronne est devant vous, et elle est incorruptible; ainsi courez pour pouvoir l’obtenir. Il y a eu des gens qui s’étaient mis en marche pour l’avoir, et qui, après avoir été loin, se la sont cependant laissé enlever par d’autres : persistez donc fermement dans ce que vous avez fait : vous n’êtes pas encore hors de la portée des atteintes du démon : vous n’avez pas résisté jusqu’au sang, en combattant contre le péché.

Chrétien. Nous vous sommes assurément bien obligés de ce que vous nous dites; mais nous désirerions que vous nous instruisiez des choses qui peuvent nous être de quelque secours dans notre route; ou plutôt, comme nous savons que vous êtes un prophète, dites-nous ce qui doit nous arriver, par quelles épreuves nous pourrons passer, et comment nous pourrons les surmonter.

Plein-de-foi demanda aussi la même grâce à Évangéliste, qui leur répondit : Mes enfants, vous savez par les paroles de vérité qui sont dans l’Évangile, qu’il faut que vous passiez par beaucoup de tribulations pour entrer dans le royaume des Cieux; que dans plusieurs villes les peines et les persécutions vous accompagneront : ainsi vous devez vous attendre que vous ne serez pas longtemps dans votre pèlerinage sans en trouver d’une ou d’autre manière. Vous avez déjà éprouvé quelque chose de la vérité de ces prédictions; mais vous en rencontrerez davantage. Vous êtes, comme vous le voyez, presque sortis de ce désert, et vous arriverez bientôt à une ville qui est devant vous : là, vous serez environnés d’ennemis qui vous maltraiteront jusqu’à vouloir vous tuer, et soyez sûrs que l’un de vous scellera de son sang le témoignage de la vérité. Mais soyez fidèles jusqu’à la mort, et le Roi vous donnera la couronne d’immortalité. Celui qui perdra sa vie ici-bas, quoique sa mort ne soit pas naturelle, et qu’il doive beaucoup souffrir, sera néanmoins plus heureux que celui qui restera; non seulement parce qu’il parviendra plus tôt à la Cité-céleste, mais aussi parce qu’il n’aura point à éprouver les misères que l’autre trouvera dans le reste de son voyage. Quand vous serez arrivés à la ville, et que vous y verrez l’accomplissement de ce que je viens de vous dire, alors souvenez-vous de votre ami; et abandonnant vos corps aux hommes, laissez la garde de vos âmes à la grâce de Dieu, qui ne vous manquera pas.

Évangéliste les ayant quittés, ils continuèrent leur route, et après avoir marché quelque temps ils sortirent du désert : alors ils aperçurent devant eux la ville appelée Vanité. Il y a toute l’année dans cette ville une grande foire qu’on appelle Marché-de-vanité; on le nomme ainsi, parce que tout ce qu’on y achète est vanité, suivant cette parole du sage : Tout est vanité.

L’établissement de ce marché est fort ancien, et de l’origine la plus reculée. Depuis plus de cinq mille ans les pèlerins prennent leur route à la Cité-céleste par cet endroit. Satanas, Belzébut, Légion et leurs associés, voyant que le chemin des pèlerins à la Cité-céleste traversait la ville de Vanité, imaginèrent d’y établir ce marché qui dure toute l’année, et où on achète toute sorte de choses vaines. Ces différentes espèces consistent en maisons, terres, places, honneurs, titres, contrées, royaumes, convoitises, plaisirs et divertissements de toutes sortes, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du sang, des corps, des âmes, enfin des choses de tous les genres. On y voit également, et cela en tout temps, des comédies, des jeux, des baladins, des friponneries et des vols de toute espèce. Il y a comme dans nos foires différentes rues, sous des noms propres, où on ne vend que telles et telles marchandises : on y trouve la rue de France, celle d’Angleterre, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, où on peut acheter toutes les sortes de vanités.

Le chemin à la Cité-céleste, comme je l’ai dit, traverse la ville, précisément à l’endroit où se tient ce grand marché, et on ne peut passer par un autre endroit. Le Prince des princes lui-même, quand il fut ici-bas, la traversa pour aller à son propre domaine. Belzébut, le premier chef de cette foire, l’invita à faire emplette de ses vanités, et il l’aurait fait maître de tous les royaumes du monde, s’il eût voulu lui rendre le moindre hommage; mais cet homme vénérable n’eut pas seulement l’idée d’y prendre la moindre de ses vanités.

Il fallut donc que nos deux voyageurs traversassent ce marché, et c’est ce qu’ils commencèrent à faire : mais à peine y furent-ils entrés, que le peuple se mit dans un grand mouvement par rapport à eux, et les environnant avec grand bruit, les traita de fous et d’insensés. Ce qui occasionnait tout ce tumulte, c’est qu’ils étaient habillés d’une sorte d’étoffe telle que l’on n’en vendait aucune de cette espèce dans ce marché; en outre, si on était étonné de leur extérieur, on l’était beaucoup plus de leur langage, car il n’y en avait que très peu qui l’entendissent. Ce qui déplut encore davantage aux marchands, c’est que ces pèlerins semblaient mépriser leurs marchandises, et ne tenaient pas seulement compte de les regarder : si quelques-uns les appelaient pour les engager à en acheter, ils se mettaient les doigts dans les oreilles en criant : Détournez-vous, mes yeux, pour ne point voir la vanité; et ils regardaient vers le Ciel, pour donner à entendre que c’était là qu’était leur commerce et leur trafic.

Il arriva qu’un particulier qui voyait avec mépris l’extérieur de ces hommes, leur dit, pour se moquer : « Que voulez-vous acheter ? » Eux le regardant avec gravité, lui répondirent : « Nous voulons acheter la Vérité. » Cette réponse ne fit qu’exciter davantage l’indignation des habitants, qui se mirent à les railler, à les brocarder, et à s’exciter les uns les autres pour les maltraiter. Enfin les choses en vinrent à un tel point, et le tumulte fut si grand, que toute la ville se trouva en combustion. On en fut porter la nouvelle au commandant, qui descendit promptement, et qui députa quelques-uns de ses plus fidèles commis pour examiner quels étaient ces hommes qui causaient tant de rumeur.

Chrétien et Plein-de-foi furent en conséquence arrêtés et conduits pour être interrogés. Les personnes préposées pour cet objet leur demandèrent d’où ils venaient, où ils allaient, et pourquoi ils portaient un habillement si étrange. Ils leur répondirent qu’ils étaient des pèlerins et des étrangers dans le monde, et qu’ils allaient à leur vrai pays, c’est-à-dire, à la Jérusalem céleste; qu’ils n’avaient point donné sujet aux habitants de la ville ni aux marchands de les maltraiter comme ils faisaient, et de les retarder dans leur voyage, si ce n’était peut-être que quelqu’un leur ayant demandé ce qu’ils voulaient acheter, ils avaient répondu qu’ils voulaient acheter la Vérité.

Ceux qui les interrogèrent ne purent croire autre chose, sinon qu’il fallait qu’ils fussent fous ou insensés, pour avoir pu exciter un pareil désordre; cependant ils les prirent, les firent battre de verges, et après les avoir couverts de boues et d’ordures, ils les firent mettre dans une cage pour les donner en spectacle à tous les gens de la foire : ils y restèrent un certain temps, et furent un sujet de passe-temps ou de malice pour chacun; le commandant paraissant satisfait de tout ce qu’on leur faisait. Chrétien et Plein-de-foi souffraient tout patiemment, ne rendaient point railleries pour railleries; au contraire, ils bénissaient ceux qui les accablaient de malédictions, et ne répondaient que par des paroles de douceur aux injures qu’on leur disait.

Quelques personnes de la ville qui pensaient plus sensément, ne purent s’empêcher de blâmer la bassesse des méchancetés que leurs concitoyens faisaient à ces hommes; les autres habitants entrèrent en colère contre eux, leur disant qu’ils ne valaient pas mieux que ceux qui étaient dans la cage, et que puisqu’ils prenaient leur défense, ils éprouveraient le même sort. Les premiers répliquèrent qu’il était évident que ces hommes étaient paisibles, modérés, et incapables de faire aucun tort à personne. Après plusieurs paroles de part et d’autre, ils passèrent des injures aux coups, et se battirent entre eux.

Alors les deux pauvres pèlerins furent reconduits devant ceux qui les avaient déjà interrogés, et on les accusa d’être la cause du nouveau tumulte qui venait d’arriver. En conséquence ils furent encore battus cruellement, et chargés de chaînes; en cet état on les fit passer par tout le marché, pour servir d’exemple et intimider ceux qui seraient tentés de parler en leur faveur ou de se joindre à eux.

Chrétien et plein-de-foi se comportèrent avec encore plus de modération, et reçurent l’ignominie et la honte dont on les accablait, avec tant de douceur et de patience, qu’ils gagnèrent à leur parti quelques personnes, mais en très petit nombre. Cet événement fit entrer les autres habitants dans une plus grande fureur, de manière qu’ils résolurent la mort de ces deux hommes.

Les deux pèlerins furent donc reconduits dans la cage jusqu’à ce que leur sort fût décidé, et on les y mit avec des entraves aux pieds : là ils se rappelèrent ce que leur ami Évangéliste leur avait prédit; ce qui les fortifia dans leurs souffrances et les anima à persévérer. Ils se consolèrent l’un l’autre par l’idée qu’ils eurent que celui qui aurait le bonheur de souffrir la mort serait le mieux partagé, et ils souhaitèrent chacun secrètement de pouvoir avoir la préférence : mais se résignant à la volonté de celui qui arrange et dispose toutes choses, ils restèrent tranquilles dans leur état, quelque triste qu’il fût, et attendirent l’événement.

On désigna un certain temps pour instruire leur procès, et quand il fut expiré, on les conduisit devant les juges, qui étaient également leurs adversaires. Le nom du président était Haine-du-bien; celui des autres principaux juges était l’Ignorant, le Luxurieux, l’Orgueilleux, l’Avaricieux, l’Aveuglement, le Malicieux, etc. Deux faux témoins, nommés l’Impie et le Superstitieux, se levèrent et se portèrent pour accusateurs. Leur accusation contenait en substance : Que ces deux hommes étaient ennemis et perturbateurs du commerce de la ville; qu’ils y avaient excité des soulèvements et des divisions; qu’ils y avaient gagné un parti qui avait adopté leurs opinions dangereuses, et cela au mépris de la loi du prince.

Plein-de-foi prit la parole et répondit : Nos discours n’ont été que pour rendre hommage à celui qui est plus grand que toutes les grandeurs. On nous reproche d’avoir excité du trouble : mais c’est à tort, et nous n’en sommes pas la cause, étant nous-mêmes des hommes de paix. Si nous avons gagné quelques personnes, c’est parce qu’elles ont vu notre innocence, et qu’elles se sont tournées vers le parti le plus juste. Quant au prince dont vous nous parlez, puisque c’est Belzébut, et par conséquent l’ennemi déclaré de notre Maître, je le brave et le défie lui et tous ses suppôts.

À ces mots le juge transporté de fureur se leva, et dit : Messieurs, vous voyez l’audace de ce malheureux; lui-même ose faire l’aveu de son crime : nous n’avons pas besoin de plus grandes preuves. Alors ils furent aux voix, et tous unanimement conclurent à déclarer Plein-de-foi coupable et digne de mort. Ils lui lurent la sentence qui le condamnait à être transporté dans la place publique, pour y subir le supplice le plus cruel qu’on pourrait inventer.

En conséquence de ce jugement les bourreaux s’emparèrent de Plein-de-foi; d’abord ils lui donnèrent des soufflets et lui firent toutes sortes d’ignominies; puis ils le mirent en sang à coup de fouets; ensuite ils déchirèrent sa chair avec des couteaux et des peignes de fer; quelques-uns lui jetèrent des pierres, d’autres avec leurs épées le percèrent de tous les côtés. Plein-de-foi pendant ces tourments levait les yeux au Ciel, et priait Dieu de pardonner à ses ennemis. Enfin ils l’attachèrent à un poteau et le brûlèrent. Ce fut ainsi que Plein-de-foi termina sa vie et commença son bonheur; car je vis que derrière la multitude qui assistait à ce cruel spectacle, était un chariot éclatant attelé de chevaux enflammés, qui aussitôt que Plein-de-foi eut rendu l’âme, le prirent, et l’enlevant au-dessus des nuées, le portèrent rapidement jusqu’à la porte de la Cité-céleste, où il fut reçu comme en triomphe.

Quant à Chrétien il eut un peu de relâche, et fut reconduit en prison, où il demeura pendant quelque temps : mais celui de qui tout dépend, et qui permet que la rage des méchants ne s’étende que jusqu’où il lui plaît, lui ouvrit lui-même les portes de sa prison, et le tira de leurs mains. Chrétien devenu libre reprit sa route. Pendant sa marche il avait l’esprit tout occupé de Plein-de-foi : hélas, disait-il, mon cher compagnon, que j’envie ton sort ! Tu as rendu un glorieux témoignage à la vérité et à notre Maître, qui maintenant t’en donne la récompense; les méchants ont pu tuer ton corps, mais tu jouis présentement d’une vie immortelle : Puissé-je éprouver la même destinée !