Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

3e partie

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Chrétien ayant donc pris congé de cet homme bienfaisant, qui lui souhaita la bénédiction du ciel, marcha avec ardeur, et ne se ralentit point jusqu’à ce qu’il arrivât à la maison de l’Interprète; il y frappa plusieurs coups; à la fin quelqu’un répondit, et demanda qui était là : Je suis un voyageur, dit Chrétien; une personne de la connaissance du maître de ce logis m’a recommandé de venir ici, et que je m’en trouverais bien, c’est pourquoi je désirais lui parler. Celui qui avait d’abord répondu appela le maître de la maison, qui, après quelque temps, vint à Chrétien, et lui demanda ce qu’il désirait.

Chrétien. Je suis, monsieur, un homme qui vient de la Cité-de-Destruction, et qui va à la montagne de Sion. Une personne qui est à la porte située à l’entrée de ce chemin, et à qui j’ai parlé, m’a dit que si je m’arrêtais ici, vous pourriez me faire voir des choses très curieuses, et qui me seraient de la plus grande utilité dans mon voyage.

L’Interprète lui dit : « Entrez, et je vous ferai voir effectivement des choses qui pourront vous être profitables. » Chrétien entra, et après s’être reposé il désira voir ce qu’on lui avait promis. L’Interprète pour lors commanda à un domestique d’allumer un flambeau, et ayant dit à Chrétien de le suivre, il le mena dans une chambre retirée, dont le domestique avait ouvert la porte. Chrétien jetant les yeux sur la muraille, y vit un tableau suspendu qui offrait un personnage respectable; et voici comme il était représenté. Il avait les yeux élevés vers le ciel : il tenait dans sa main le meilleur des livres : la Loi de vérité était écrite sur ses lèvres : le monde était derrière lui; il semblait plaider pour les hommes, et il portait sur sa tête une couronne d’or. Chrétien demanda ce que signifiait ce tableau. Celui qu’il représente, dit l’Interprète, est un homme établi sur mille; il a commencé à engendrer des enfants, il est encore dans les douleurs de l’enfantement, et il nourrit ses enfants lorsqu’ils sont nés. Vous le voyez les yeux élevés vers le ciel, le meilleur des livres dans sa main, et la Loi de vérité sur ses lèvres : c’est pour vous montrer que son œuvre est de faire connaître et de découvrir les choses cachées aux pécheurs. S’il paraît plaider pour les hommes, avoir le monde comme jeté derrière lui, et porter une couronne d’or sur la tête, c’est pour vous faire voir qu’ayant méprisé et dédaigné les choses d’ici-bas, par amour pour le service de son maître, il est sûr que dans le monde à venir il aura la gloire pour récompense. L’Interprète dit encore à Chrétien, je vous ai montré ce premier tableau, parce que l’homme dont vous voyez ici le portrait, est le seul que le maître de l’endroit où vous allez ait autorisé à être le guide dans toutes les difficultés que vous pourrez rencontrer en chemin. Plus donc vous ferez attention à ce que je vous ai montré et en conserverez le souvenir, moins dans votre voyage vous trouverez de gens qui prétendront vous mettre dans le bon chemin, tandis que celui qu’ils enseignent mène à la mort.

L’Interprète prit ensuite Chrétien par la main, et le conduisit dans une autre grande chambre qui était pleine de poussière, parce qu’elle n’était pas nettoyée. Ayant resté là quelques moments, l’Interprète appela un homme pour la balayer; ce que cet homme fit, et la poussière commença à voler en telle abondance, que Chrétien en fut presque suffoqué. Alors l’Interprète dit à une jeune fille qui était là d’apporter de l’eau, et d’arroser la chambre. Quand elle l’eut fait, la poussière se dissipa, et la chambre fut très propre.

Chrétien. Que signifie ceci ?

L’interprète. Cette chambre est le cœur de l’homme, qui n’a jamais été sanctifié par la douce rosée de l’Évangile. La poussière désigne le péché originel et la corruption intérieure qui a souillé tous les hommes. Celui qui commence d’abord à nettoyer, c’est la Loi; mais celle qui apporte l’eau et qui la répand, c’est l’Évangile. Aussitôt que le premier a commencé à balayer, vous avez vu que la poussière a volé si fort, que vous en avez été presque suffoqué; c’est pour vous montrer que la Loi, bien loin d’ôter le péché du cœur par ses œuvres, ne sert qu’à le faire connaître. Au contraire, vous avez vu la jeune fille arroser la chambre avec de l’eau, abattre la poussière, et nettoyer la chambre parfaitement, c’est pour vous faire voir que quand l’Évangile répand dans un cœur ses douces influences, alors le péché est vaincu et abattu; l’âme par la Foi devient pure et propre à être la demeure du Roi de gloire.

De cette chambre ils passèrent dans une autre, où étaient deux jeunes gens assis chacun sur une chaise : le nom du plus âgé était Passion, et celui du second Patience. Le premier paraissait fort mécontent, mais le second était tranquille. Chrétien demanda quelle était la raison du mécontement de Passion. L’Interprète lui répondit : « C’est que la personne qui en prend soin voudrait qu’il réservât la meilleure portion de son bien jusqu’au commencement de l’année prochaine; lui, au contraire, veut avoir le tout présentement, au lieu que Patience consent à attendre. »

Alors quelqu’un apporta à Passion un sac plein d’or et le mit à ses pieds. Passion le prit étant fort aise, et il riait avec mépris de Patience, de ce qu’il n’en avait pas autant : mais je vis qu’en fort peu de temps il avait dépensé le tout comme un insensé, et qu’il ne lui en restait que le chagrin. Chrétien dit à l’Interprète : Je vous prie de m’expliquer ceci davantage, et l’Interprète lui dit : Ces deux jeunes gens sont des figures : Passion est celle des hommes mondains, et Patience celle des gens sages qui attendent les biens à venir. Vous voyez que Passion a la jouissance de son bien cette année, c’est-à-dire dans cette vie; et tels sont les mondains, ils veulent avoir tous leurs biens présentement, ils ne peuvent attendre à l’année prochaine, qui est l’autre vie. Ce proverbe, un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans un buisson, est d’une plus grande autorité pour eux que tous les divins témoignages des biens du monde à venir. Aussi vous avez vu que Passion a tout dépensé en peu de temps, et qu’il ne lui en reste que les regrets et le désespoir : quand ce monde-ci finira, il en sera de même des hommes qui l’auront imité.

Je conçois, dit Chrétien, que Patience a pris le parti le plus sage; d’abord parce qu’il attend des biens infiniment meilleurs, et de plus parce qu’il en jouira, tandis que l’autre n’aura que le désespoir. Vous pouvez, dit l’Interprète, ajouter encore que la gloire du siècle à venir ne finira jamais, au lieu que les biens du monde présent ne sont d’aucune utilité et sont perdus pour toujours. C’est ce qui a été dit au mauvais riche : Vous avez reçu les biens pendant votre vie et Lazare les maux, présentement il est dans la gloire et vous dans les tourments. Je comprends, dit Chrétien, que le parti le meilleur n’est pas de désirer les biens de cette vie, mais d’attendre et de vivre pour les biens à venir.

Après être sortis de cette chambre, l’Interprète conduisit Chrétien dans une autre fort obscure, où était un homme renfermé dans une cage de fer. Cet homme paraissait dans le plus grand accablement, ses yeux étaient fixés vers la terre, il tenait ses mains jointes ensemble, et il soupirait comme si son cœur eût été prêt à se fendre. Que veut dire ce que je vois, dit Chrétien ? Demandez-le à cet homme, dit l’Interprète. — Qui êtes-vous ? — Je suis, répondit-il, ce que je n’étais pas autrefois. — Et qu’étiez-vous ? — J’étais autrefois un philosophe brillant et d’un mérite éclatant, soit à mes propres yeux, soit à ceux des autres : je me croyais même propre pour la Cité-céleste, et me réjouissait de penser que je pourrais y entrer. — Et bien, qu’êtes-vous donc présentement ? — Ah ! Je suis un homme de désespoir : mon sort est de demeurer dans cet état, ainsi que dans cette cage de fer : je ne puis en sortir, hélas ! Maintenant la chose m’est impossible. — Mais comment vous êtes-vous jeté dans cet état ? — J’ai discontinué d’être sobre et de veiller; j’ai lâché les rênes à la concupiscence; j’ai péché contre les lumières de la parole, et contre la bonté de Dieu; j’ai maltraité l’Esprit-Saint, et il s’est retiré : je méprisais le Démon, et il est venu à moi; j’ai provoqué et irrité Dieu, et il s’est éloigné; le plus fâcheux de mon état, c’est que je me suis si fort endurci le cœur, que je ne puis me repentir.

Là-dessus Chrétien demanda à l’Interprète : Est-ce qu’il n’y a plus d’espérance pour cet homme ? Interrogez-le lui-même, dit l’Interprète. Chrétien demanda donc à cet homme : Est-ce qu’il n’y a plus d’espérance pour vous ? Et devez-vous être pour toujours dans la cage du désespoir ? Non, non, il n’y a plus pour moi aucune espérance. Mais pourquoi ? Le Fils de Dieu n’est-il pas rempli de miséricorde ? Je l’ai crucifié de nouveau en moi-même : j’ai haï et méprisé sa personne et la pureté de sa doctrine : j’ai regardé son sang comme une chose vile : j’ai rebuté l’esprit de grâce : je me suis fermé la porte à toutes les promesses, et il ne me reste présentement que des menaces terribles, menaces épouvantables d’un certain jugement, et d’une indignation redoutable qui me traitera comme un ennemi. — Et pourquoi vous être mis dans un tel état ? — Pour la concupissence, pour les plaisirs et les joies de ce monde, dans la jouissance desquels je me promettais un grand bonheur; mais maintenant chacune de ces choses me paraît pleine d’amertume, et me ronge comme un ver dévorant. — Quoi, ne pouvez-vous pas venir à repentance, et prendre de meilleures voies ? — Dieu m’a retiré ces moyens; sa parole ne me donne pas lieu de l’espérer; lui-même m’a renfermé dans cette cage de fer, et tous les hommes du monde ne seraient pas capables de m’en délivrer. O éternité ! Comment ai-je pu me laisser surprendre à de pareilles misères, qui doivent me causer un malheur sans fin !

Alors l’Interprète dit à Chrétien, souvenez-vous du triste état de cet homme, et qu’il soit pour vous un exemple que vous ne perdiez jamais de vue. Hélas ! dit Chrétien, sa situation est bien terrible. Daigne le Ciel m’aider à prier, à veiller et à être sobre, pour que je puisse éviter le sort de cet infortuné. Mais, monsieur, n’est-il pas temps pour moi de reprendre mon chemin ? — Arrêtez, je ne veux plus vous montrer qu’une seule chose, et ensuite vous continuerez votre route.

L’Interprète prit donc encore Chrétien par la main, et le conduisit dans une chambre où quelqu’un sortait du lit; cette personne ayant pris ses vêtements, parut saisie d’un tremblement violent, et d’une agitation singulière. Quel est le sujet, dit Chrétien, qui fait ainsi trembler cet homme ? L’Interprète dit à cet homme de raconter lui-même ce qui lui donnait tant de frayeur, et il commença ainsi : Cette nuit, quelque temps après que le sommeil se fut emparé de moi, j’eus un songe : je crus voir le ciel s’obscurcir, les éclairs se succédaient d’une manière si effrayante, et le tonnerre faisait entendre un bruit si terrible, que je tombai presque mort : dans cet état je regardai en haut, et je vis les nuages agités de la manière la plus extraordinaire; au même moment le son éclatant d’une trompette grappa mon oreille, et j’aperçus un homme majestueux qui descendait assis sur un nuage; il était suivi de milliers d’anges tous resplendissants de lumière, et les cieux eux-même paraissaient tout en feu. Une voix alors le fit entendre, qui disait : Levez-vous, morts, et venez au Jugement. À ces paroles les rochers se fendirent avec grand bruit, les tombeaux s’ouvrirent, et les morts qui y étaient renfermés se levèrent et en sortirent; quelques-uns d’eux paraissaient remplis de joie, et portaient leurs regards vers le Ciel, mais d’autres cherchaient à se cacher et auraient voulu que les montagnes eussent pu les couvrir. Alors l’homme qui était assis sur les nuages ouvrit un Livre, et commanda à tous les hommes de s’approcher; ce qu’ils firent. Une barrière toute de feu mettait une certaine distance entre eux et lui, comme nous le voyons à la barre entre le Juge et le criminel, et j’entendis l’homme assis sur le nuage donner cet ordre à ceux qui le suivaient : Rassemblez l’ivraie, la paille et le chaume, et jetez les dans le lac brûlant. À ces mots un abîme sans fond s’ouvrit près de l’endroit où j’étais, d’où ils sortaient des flammes, de la fumée, des charbons ardents avec un bruit horrible. L’homme dit ensuite : Rassemblez le bon grain, et mettez-le dans le grenier. Là-dessus je vis un certain nombre de tout sexe qui furent enlevés dans les nuées; mais je fus laissé derrière. L’idée me vint de me cacher, mais je ne le pouvais pas, car l’homme qui était sur le nuage avait toujours les yeux sur moi. Mes péchés me revinrent alors dans l’esprit, et ma conscience m’accusait de toutes parts; je fus tellement frappé de terreur, que je m’éveillai, et mon songe me quitta. — Pourquoi cette vue vous avait-elle si fort effrayé ? — Parce que je pensais que le jour du Jugement était arrivé, et que je n’y étais pas préparé. Ce qui m’avait surtout rempli d’effroi, c’est que les anges en avaient pris plusieurs, et que moi j’avais été laissé en arrière; de plus, c’est que je voyais l’abîme de l’enfer qui s’était ouvert tout près de moi; le Juge me fixait de ses regards, montrant de l’indignation dans sa contenance : or, ma conscience me reprochant mille fautes, j’avais lieu de craindre le sort le plus funeste.

Avez-vous, dit Interprète à Chrétien, considéré toutes ces choses avec attention ? — Oui, et elles me remplissent d’espérance et de crainte. — Et bien, conservez-les dans votre esprit, et qu’elles puissent être un puissant aiguillon pour vous encourager dans la carrière où vous allez.

Pour lors Chrétien commença à se ceindre les reins et à se disposer pour son voyage, et l’Interprète lui dit : Que le Confortateur soit avec vous, bon Chrétien, pour vous guider dans le chemin qui mène à la Cité. Chrétien, après l’avoir remercié de toutes ses bontés, partit.

Je vis dans mon songe que le chemin par lequel Chrétien allait était fermé d’un côté par une muraille, qui se nommait Salvation. Chrétien avançait dans cette route, non sans beaucoup de peine, à cause du poids dont il était chargé; néanmoins allant tout aussi vite qu’il le pouvait, il parvint à un endroit escarpé où se trouvait une piscine : l’eau en était claire et pure, et Chrétien eut envie de s’y laver; mais son enceinte était bordée d’une haie de ronces et d’épines, il n’y avait qu’un passage pour y descendre, et ce passage était gardé par une personne nommée Répugnant, qui lui faisait signe de s’éloigner. Chrétien cependant qui jettait les yeux sur lui-même, et qui se voyait rempli de souillures, désirait de se purifier; il était dans le plus grand embarras, lorsqu’un personnage nommé Repentir survint, qui ayant regardé Répugnant d’un air d’autorité, lui ordonna de laisser le passage libre et le fit retirer. Chrétien alors descendit dans l’eau, et à mesure qu’il s’y lavait, il ressentait un soulagement et un bien-être qu’il n’avait pas encore éprouvé : aussi au sortir de cette piscine son fardeau lui parut beaucoup plus léger, et continuant sa route avec plus de vigueur il gagna le sommet de la montagne. Dans cet endroit était une Croix, et un peu plus bas, dans le fond, un sépulcre. Chrétien à la vue de cette Croix éprouva ce doux sentiment dont un malade est affecté, lorsque son médecin lui annonce sa guérison; il connut que c’était à cette Croix qu’il pouvait être redevable de sa délivrance, et se prosternant devant elle, il l’adora. Aussitôt, ô bonté admirable de notre Sauveur ! Ô amour ineffable de notre Dieu ! Son fardeau se détacha de ses épaules, et roula jusqu’à l’ouverture du sépulcre, dans lequel il tomba et ne reparut plus.

Dans ce moment Chrétien plein de joie s’écria : Il m’a donné le repos par ses souffrances, et c’est par sa mort que je trouve la vie. Tout hors de lui il regardait la Croix avec admiration; car il lui paraissait bien surprenant que sa vue l’eût ainsi soulagé de son fardeau. Pendant qu’il la contemplait avec un attendrissement qui lui faisait verser des larmes, trois anges l’abordèrent et le saluèrent, en lui disant : Que la Paix soit avec vous. Le premier lui dit : Vos péchés sont oubliés; le second le dépouilla de ses haillons et le revêtit d’habits tout neufs; le troisième le marqua au front, et lui donna un papier auquel un sceau était attaché : il lui recommanda de jeter les yeux sur le papier lorsqu’il serait en route, et qu’il le donnerait lorsqu’il serait arrivé à la Porte céleste. Alors Chrétien tout transporté se mit à chanter : J’étais venu chargé de mes iniquités, et je ne pouvais soulager la peine que j’endurais, jusqu’à ce que je fusse parvenu en cet endroit. Quel est-il donc ? Et quel est son pouvoir ?

C’est bien ici le commencement de mon bonheur, puisque je ne me trouve plus avec mon fardeau; c’est ici que les liens qui m’attachaient ont été rompus. Heureuse Croix ! Heureux sépulcre ! Que béni soit celui qui s’est chargé de ma honte pour me sauver !

Chrétien étant ainsi soulagé et comblé de joie, reprit sa route; quand il rencontrait quelques mauvais pas, il jetait les yeux sur le papier qui lui avait été donné, et reprenait de nouvelles forces; enfin il parvint à une montagne qui se nommait le Mont-difficulté, et où l’on trouvait une source d’eau pure : il y avait aussi dans le même endroit, que le chemin étroit qui menait à la porte, deux autres chemins, dont l’un tournait à droite et l’autre à gauche; mais le chemin étroit conduisait directement au haut de la montagne, et se nommait la Voie-laborieuse. Chrétien se dit : allons, mon âme, courage, et ne crains point, il vaut mieux aller par ce droit chemin, quoique plein de difficultés, puisqu’il conduit à la vie, que de prendre ce chemin tortueux, quoiqu’aisé, puisqu’il se termine par le malheur; et ayant bu à la source et s’y étant rafraîchi, il commença à monter. Il y avait de temps à autre des endroits très escarpés, où quelquefois le pied lui manquait; alors il s’aidait des mains et des genoux pour grimper, et pour surmonter l’extrême roideur.

Après bien des efforts, Chrétien parvint au milieu de la montagne, où se trouvait un bel arbre planté par le maître de l’endroit, pour rafraîchir les voyageurs fatigués. Chrétien s’y assit pour se reposer, et tira son papier de son sein pour y lire; mais au lieu d’y lire, il ne put se défendre de jeter les yeux sur l’habit qui lui avait été donné lorsqu’il était au pied de la Croix, et de se regarder avec complaisance, comparant cet habit avec celui qu’il portait auparavant : pendant qu’il se livrait à cette idée, il tomba dans un assoupissement, et de là dans un profond sommeil qui le retint dans cet endroit : et pendant qu’il dormait, son papier s’échappa de ses mains.

Comme il dormait quelqu’un vint à lui et l’éveilla, en lui disant : Paresseux, allez à la fourmi, considérez ce qu’elle fait et soyez sage. Chrétien s’éveilla, et s’étant levé il reprit sa route. Pendant qu’il gagnait le haut de la montagne il rencontra deux hommes qui s’en retournaient fort vite, l’un se nommait Craintif et l’autre Défiant. Messieurs, leur dit Chrétien, pourquoi quittez-vous votre route ? Craintif répondit : Nous allions à la Cité-de-Sion, et nous avions déjà gagné cet endroit difficile; mais plus loin on trouve plus de dangers, c’est pourquoi nous nous en retournons. Oui, dit Défiant, précisément devant nous étaient deux lions dans le chemin, (s’ils étaient endormis ou éveillés, nous l’ignorons) mais nous avons pensé que si nous nous mettions à leur portée, ils pourraient nous mettre en pièces. Chrétiens leur dit : Vous m’effrayez; mais je ne sais où aller. Si je retourne dans mon pays, qui doit être la proie des flammes, certainement j’y périrai; si je puis gagner la Cité-céleste, je suis sûr d’y être sauvé : en m’en retournant il n’y a pour moi que la mort; en avançant, je puis bien craindre aussi de périr; mais au-delà est la vie éternelle : je suis donc déterminé à poursuivre ma route. Ainsi Défiant et Craintif descendirent la montagne, et Chrétien continua son chemin.

En marchant, ce qu’il avait entendu de ces deux hommes lui revint dans l’esprit; il chercha son papier dans son sein pour y lire et y prendre des lumières; mais ce fut en vain, et il ne le trouva point. Il se vit pour lors dans la plus grande détresse, et ne sachant que devenir; car il manquait de ce qui avait coutume de le rassurer et de le fortifier : de plus, c’était son passeport pour la Cité-céleste. Il était donc dans le plus grand embarras : à la fin il fit réflexion qu’il avait dormi sous l’arbre qui était au milieu de la montagne, et tombant sur ses genoux, il demanda pardon à Dieu de sa folie, et retourna tout de suite sur ses pas pour chercher son papier.

Pendant sa marche, Chrétien avait le cœur rempli de tristesse; il soupirait avec sanglots, et se reprochait à lui-même d’avoir été assez insensé pour s’endormir dans un endroit qui n’était fait que pour le remettre un peu de sa fatigue. À mesure qu’il avançait, il cherchait soigneusement de tous côtés pour tâcher d’apercevoir le papier qui tant de fois l’avait fortifié dans son voyage : il vint ainsi à la vue de l’arbre sous lequel il s’était assis et endormi; mais cette vue ne fit qu’augmenter sa douleur, en pensant au malheur qu’il y avait éprouvé. Étant parvenu à l’arbre, il regardait à droite et à gauche, ayant le cœur rempli d’amertume; enfin la Providence permit qu’il découvrit son papier. Qui pourrait exprimer ce que Chrétien ressentit dans cet heureux moment ? Il se jetta dessus avec précipitation, il le prit tout tremblant, et le mit soigneusement dans son sein, car c’était toute l’espérance de sa vie, et ce qui pouvait le faire recevoir au port désiré. Après l’avoir serré, il rendit graces à Dieu, qui avait conduit ses yeux dans l’endroit où il était caché, et reprit son chemin avec une joie mêlée de larmes. Le reste de la montagne ne lui coûta rien, tant il était satisfait; cependant avant qu’il en eût gagné le haut le soleil vint à baisser, ce qui lui rappella le tort que son sommeil lui avait fait, et il se disait à lui-même : O malheureux sommeil ! faut-il que par rapport à toi la nuit me surprenne dans ma route : n’étant plus éclairé par le soleil l’obscurité peut me cacher le sentier, et je puis rencontrer des animaux malfaisants. Néanmoins il continua sa route, et tandis qu’il se plaignait de son malheureux sort, il leva les yeux et aperçut devant lui un magnifique château, dont le nom était Palais-de-beauté, et qui répondait précisément à son chemin.