Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

2e partie

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Chrétien reprit donc seul son chemin, et comme il marchait, il aperçut une personne qui traversait la campagne et qui venait à lui; ils se rencontrèrent précisément dans l’endroit où leur route se croisait. Cette personne se nommait Sage-mondain : sa demeure est dans la ville de Politique charnelle, ville très très-grande et voisine de celle d’où Chrétien était parti. Voyant la marche laborieuse et les pleurs de Chrétien, et entendant ses soupirs, il se mit à lier conversation avec lui.

Sage-mondain. Qu’avez-vous donc, monsieur le voyageur, et où allez-vous ainsi avec ce fardeau ?

Chrétien. C’est bien effectivement un fardeau que je porte, pauvre créature que je suis, et puisque vous me demandez où je vais, c’est à cette porte qui est là-bas devant moi, parce que je sais qu’on m’y enseignera le moyen d’être délivré du poids qui m’accable.

Sage-mondain. Qui peut vous avoir enseigné que ce chemin vous mènerait au but que vous vous proposez ?

Chrétien. Un homme qui m’a paru être un personnage très-respectable; son nom, autant que je me le rappelle, est Évangéliste.

Sage-mondain. Ah, ciel ! Quel homme vous aviez trouvé ! Il n’y a pas de chemin plus dangereux ni plus pénible que celui qu’il vous a enseigné; et c’est ce que vous trouverez, si vous suivez son conseil. Vous en avez déjà éprouvé quelque chose, car j’aperçois qu’il y a sur vous des ordures de la fondrière du Découragement; et cependant ce mauvais pas n’est que le commencement des peines qui attendent ceux qui prennent ce chemin. Je suis plus âgé que vous et plus instruit; or, je vous préviens que vous ne rencontrerez dans la route que vous avez prise, que fatigue et que peine, des périls, des glaives, des lions, des monstres, des ténèbres, en un mot, la mort; et que sais-je quelle mort ! Ces choses sont certaines, puisqu’elles ont été confirmées par plusieurs témoignages ! Comment donc un homme oserait-il s’y jeter sans précaution, en s’en rapportant à Étranger ?

Chrétien. Ah ! Monsieur, c’est que le fardeau qui m’accable est plus terrible pour moi que tous les dangers dont vous me parlez. Non, je ne me soucis point des périls que je puis trouver dans le chemin, et je crois que je les affronterai tous, pourvu qu’à ce prix je pusse être délivré de mon fardeau.

Sage-mondain. Mais pourquoi voulez-vous prendre ce chemin pour chercher à vous soulager, voyant tous les risques que vous pouvez y courir, tandis que je pourrais vous montrez le moyen d’obtenir ce que vous désirez, sans courir les périls que vous trouverez dans le chemin où vous êtes ? Oui, le remède ne dépend que de vous; j’ajouterai qu’au lieu de dangers, vous n’y aurez que toutes sortes de sûretés, de contentement et de plaisirs.

Chrétien. Je vous prie, monsieur, faites-moi part de ce secret.

Sage-mondain. Vous voyez là-bas un village que l’on nomme Moralité; là demeure un homme appelé De-la-Loi, un homme fort judicieux, et qui a la réputation de s’entendre parfaitement à ôter de dessus les épaules des hommes des fardeaux tels que le vôtre. Allez le trouver, et vous ne tarderez pas à être soulagé; je vous en donne ma parole.

Alors Chrétien fut quelque temps à délibérer, et la conclusion fut qu’il se dit à lui-même : Si ce que ce monsieur raconte est véritable, mon parti le plus sage est de suivre son avis. Il lui demanda donc : Quel est, monsieur, mon chemin pour aller à la maison de cet homme que vous dites si habile ?

Sage-mondain. Voyez-vous là cette montagne ?

Chrétien. Oui, très-bien.

Sage-mondain. Allez par cette hauteur, et la première maison que vous trouverez, c’est la sienne.

Ainsi Chrétien quitta son chemin pour aller à la maison de monsieur De-la-Loi, pensant y trouver du soulagement : mais comme il gagnait peu-à-peu la montagne, elle lui parut si escarpée, et le côté qui était proche de lui tellement suspendu, qu’il fut retenu d’aller plus loin, dans la crainte que la montagne ne lui tombât sur la tête. Il s’arrêta donc, ne sachant quel parti prendre; son fardeau même lui paraissait beaucoup plus pesant que quand il était dans l’autre chemin; et des flammes de feu étant venues à sortir de la montagne, la frayeur d’en être brûlé le rendit tout transi, et une sueur froide se répandit sur tout son corps.

Il commença pour lors à se repentir d’avoir suivi le conseil de Sage-mondain, et précisément il aperçut dans cet instant Évangéliste qui venait à sa rencontre. À sa vue, Chrétien commença à rougir de honte. Évangéliste cependant l’aborda, et jetant sur lui un regard sévère et effrayant : Que faites-vous ici, Chrétien, lui dit-il ? À ces mots, Chrétien ne sut que répondre, et resta sans paroles devant lui. Alors Évangéliste lui dit : N’êtes-vous pas l’homme que j’ai trouvé jetant des cris dans la vallée de Destruction ?

Chrétien. Oui, mon cher monsieur, c’est moi-même.

Évangéliste. Ne vous avais-je pas enseigné le chemin qui mène à cette petite porte ?

Chrétien. Oui, monsieur, vous m’aviez fait cette grâce.

Évangéliste. Comment donc vous êtes-vous si promptement détourné, car vous n’êtes pas dans la bonne voie ?

Chrétien. J’ai rencontré au sortir de la fondrière du Découragement, un particulier qui m’a persuadé que je trouverais dans l’endroit qui est devant moi un homme qui m’ôterait mon fardeau : il m’a séduit par ses belles paroles, mais je vois qu’il m’a trompé, et maintenant je ne sais ce que je dois faire.

Arrêtez un peu, lui dit Évangéliste, que je vous montre la parole du Seigneur. Chrétien s’arrêta tout tremblant, et Évangéliste lui dit : Voyez à ne pas rejeter celui qui vous parle; car si on ne peut échapper lorsqu’on rejette celui qui a parlé sur la terre, à plus forte raison n’échappera-t-on pas, si on se détourne de celui qui parle du haut des cieux. C’est la foi qui fera vivre le Juste; mais si un homme retourne en arrière, le Seigneur ne se plaira pas avec lui. Or, c’est à vous que l’on peut appliquer ces paroles. Vous êtes l’homme qui courez à votre perte; vous avez commencé à rejeter le conseil du Très-haut, et à ne plus marcher dans le chemin de la paix; vous êtes sur le bord du précipice et près de vous perdre.

Alors Chrétien tomba aux pieds d’Évangéliste comme un homme mort, en criant : « Malheur à moi, car je suis un pécheur. » Évangéliste le voyant en cet état, le prit par la main, en lui disant : « Toute espèce de péché et de blasphèmes sera pardonné aux hommes; ne soyez pas incrédule, mais croyez. » Chrétien, à ces mots, commença un peu à revivre, et se releva quoiqu’encore tout tremblant.

Évangéliste reprenant la parole, lui dit : « L’homme que vous avez rencontré est un certain Sage-mondain, à qui l’on a donné ce nom à juste titre, parce qu’il n’a de goût que pour la doctrine du monde; s’il est attaché à cette doctrine comme la meilleure, c’est qu’elle le sauve de la Croix, et son tempérament étant charnel, il cherche à ne pas suivre mes voies, quoique droites. Les conseils de cet homme doivent vous être en horreur, puisqu’il vous a détourné du bon chemin, et vous devez vous détester vous-même pour l’avoir écouté. Le Roi de gloire ne vous a-t-il pas dit que sa croix est préférable à tous les trésors de l’Égypte ? Que celui qui veut sauver sa vie la perdra ? Que quiconque veut le suivre, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants et même sa propre vie, ne peut être son disciple ? Considérez de plus quel est celui à qui cet homme vous envoyait; son nom est De-la-Loi; c’est le fils d’un esclave, qui est encore lui-même dans l’esclavage; comment prétendriez-vous qu’il pût vous rendre libre ? Oui, Sage-mondain vous abusait et vous conduisait à votre perte. »

Évangéliste prit le ciel à témoin de la vérité de ce qu’il disait; en même temps des feux sortirent de la montagne sur laquelle le pauvre Chrétien était arrêté : il en fut saisi de frayeur, et ne voyant que la mort, il se mit à gémir et à se lamenter, maudissant le moment où il avait rencontré Sage-mondain, et s’appelant mille fois insensé de ce qu’il avait prêté l’oreille à ses conseils : il était aussi fort honteux de penser que les conseils de cet homme, qui partaient de la chair, l’avaient emporté sur lui jusqu’au point de lui faire quitter le droit chemin. Cependant il vit qu’il ne pouvait rien faire de mieux que de s’adresser encore à Évangéliste, et il lui dit : « Monsieur, que pensez-vous ? Puis-je encore espérer ? Puis-je retourner et gagner la petite porte ? Ne dois-je pas craindre d’être rejeté, et ne reviendrai-je pas couvert de honte ? Je suis contrit et plein de douleur d’avoir suivi les conseils d’un pareil homme : mais mon péché ne peut-il pas être pardonné ? »

Évangéliste lui dit : « Votre péché est sans doute très-grand, néanmoins la personne qui est à cette porte, et qui est pleine de bonne volonté pour les hommes, vous recevra; seulement gardez-vous bien de vous détourner encore, à moins que vous ne vouliez périr; car sa colère s’enflamme en un instant. » Alors Chrétien se disposa à retourner, et Évangéliste, après l’avoir embrassé avec bonté, lui souhaita une heureuse réussite.

Chrétien partit donc en grande hâte, et ne parla à personne dans le chemin; si on l’interrogeait, il ne faisait aucune réponse, et il était comme quelqu’un qui se presse de regagner le temps qu’il a perdu; il ne fut satisfait que quand il fut parvenu à l’endroit où il avait suivi les conseils de Sage-mondain; le souvenir de sa faute ne parut lui donner que plus d’ardeur pour continuer sa route; et enfin il gagna la petite porte, au-dessus de laquelle était écrit : « Frappez et on vous ouvrira. »

Chrétien frappa deux ou trois fois, en disant : « Daignez ouvrir à un malheureux qui en est indigne et qui est un rebelle. Si vous m’accordez cette grâce, j’en serai toujours reconnaissant; et je célébrerai à jamais les bontés de mon Dieu. » Au bout de quelques moments parut un grave personnage nommé Bon-vouloir, qui lui demanda qui il était, d’où il venait, et ce qu’il désirait. Vous voyez devant vous, lui dit Chrétien, un pauvre pécheur chargé du poids de ses iniquités. Je viens de la Cité-de-Destruction, et je désire aller à la montagne de Sion pour éviter la colère à venir. Je sais qu’il faut passer par cette porte pour gagner le chemin qui mène à cette montagne, pourriez-vous, monsieur, m’y introduire ?

Je le veux très-volontiers, lui dit Bon-vouloir, et en disant cela il lui ouvrit la porte. Comme Chrétien s’arrêtait un peu, l’autre le tira brusquement pour le faire entrer. Que signifie cette violence, dit Chrétien tout étonné ? C’est pour votre avantage que j’en ai agi ainsi, dit Bon-vouloir; sachez qu’à peu de distance de cette porte est un fort château, dont Belzébut est le commandant; or, lui et sa suite lancent de ce château des traits sur ceux qui viennent à cette porte, pour tâcher de les percer, et de les faire périr avant qu’ils y entrent. Chrétien entra donc avec une joie mêlée de crainte, à cause du danger qu’il avait couru; il se reposa pendant quelque temps, et rendit compte à Bon-vouloir des différents événements qui lui étaient arrivés, tels que sa sortie de sa maison, des deux personnes qui avaient couru après lui, de sa chute dans la fondrière du Découragement, de la faiblesse qu’il avait eue de suivre les conseils de Sage-mondain, et de l’heureuse rencontre qu’il avait faite avec Évangéliste, qui l’avait remis dans le bon chemin, et lui avait procuré de parvenir à la porte désirée.

Nous ne refusons personne, lui dit Bon-vouloir, et quoique tous aient fait quelque faute avant de parvenir jusqu’à cet endroit, ils ne sont en aucune manière rejetés dehors. Mais il est temps que je vous montre la route que vous devez suivre : avancez un peu, regardez devant vous, voyez-vous ce chemin étroit ? C’est celui que vous devez prendre; il a été tenu par les Patriarches, par les prophètes, par le Christ et par ses disciples; il est droit et comme tiré au cordeau; voilà le chemin par où vous devez aller.

Chrétien. Mais n’y a-t-il pas de détours par lesquels un étranger puisse s’égarer ?

Bon-vouloir. Oui, il y en a plusieurs qui le bordent; mais ils sont tortueux et larges; ce qui vous fera distinguer le bon du mauvais, c’est que le bon est le seul qui soit étroit et en droite ligne.

Je vis dans mon songe que Chrétien lui demanda encore s’il ne pouvait pas le soulager de son fardeau, et que Bon-vouloir lui dit : « Quant à votre fardeau. Il faut que vous le portiez jusqu’à ce que vous soyez arrivé à la Place de délivrance : là il tombera de lui-même de dessus vos épaules. »

Chrétien commença alors à ceindre ses reins, et à se disposer à partir, et Bon-vouloir lui ajouta : « Lorsque vous serez à quelque distance de cette porte, vous trouverez une maison où demeure un Interprète, frappez-y, et il pourra vous faire voir des choses dont vous tirerez avantage.