Le pèlerinage d'un nommé Chrétien

1ère partie

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Un jour après avoir erré dans le désert de ce monde, je me trouvai dans un endroit écarté où j'aperçus un antre; me sentant fatigué, j'y entrai pour me reposer, et le sommeil vint s'emparer de moi. Comme je dormais, j'eus un songe, et tout-à-coup dans ce songe, je vis un homme vêtu de haillons; il se tenait à une certaine distance de sa maison, dont il paraissait éloigner ses regards; il avait un Livre à la main, et il semblait porter sur son dos un fardeau fort pesant. Pendant que je l'examinais avec attention, je le vis ouvrir son Livre et y lire; et comme il lisait, il se mit à jeter de profonds soupirs, un grand tremblement le saisit, et ne pouvant se contenir davantage, il jeta un cri lamentable en disant : Que ferai-je ?

Dans cet état cependant il retourna dans sa maison. Il s'efforça de prendre sur lui, pour que sa femme et ses enfants ne s'aperçussent pas de son chagrin; mais il ne put se taire longtemps parce que sa peine croissait de plus en plus. Il leur ouvrit donc son cœur, et leur parla ainsi : O vous, ma chère femme, et vous, mes chers enfants, que j'aime si tendrement, vous me voyez tout anéanti en moi-même par l'effet d'un fardeau qui m'accable. De plus, je suis informé de bonne part que notre ville sera indubitablement réduite en cendres par le feu du Ciel. Dans ce renversement terrible, vous, ma chère femme, et vous, mes chers enfants, ainsi que moi, nous serons tous misérablement ensevelis. Il n'y a qu'un seul chemin (que je ne connais pas encore) qu'il faut prendre pour éviter ce malheur, et par lequel nous puissions être sauvés.

À ce discours ils furent tous dans le plus grand étonnement : non qu'ils crussent que ce qu'il leur disait fût véritable; car ils pensaient que quelque maladie lui avait troublé l'esprit. Cependant la nuit approchait, et comme ils espéraient que le repos pourrait le remettre dans son état naturel, ils le pressèrent de se coucher. Mais la nuit ne fut pas plus tranquille pour lui que le jour, et bien loin de dormir, il la passa dans les soupirs et dans les larmes; aussi, quand le jour parut, et qu'ils lui demandèrent comment il se trouvait, il leur répondit, de plus mal en plus mal. Il voulut pour lors recommencer à leur parler sur les sujets dont il avait été question la veille, mais leur cœur s'endurcit de plus en plus.

Pour tâcher de le tirer de cet état et de le guérir, ils usaient de toutes sortes de moyens; tantôt ils employaient ceux de la douceur, tantôt ils prenaient les manières les plus rudes, quelques fois ils le raillaient ou ils le querellaient, d'autres fois ils voulaient l'abandonner totalement. L'homme voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur eux, se retirait dans sa chambre, soit pour prier pour eux, soit aussi pour gémir sur sa propre misère. Il lui arrivait encore d'aller tout seul dans la campagne; et là, ou il lisait, ou il était en prières, et pendant quelques jours il passa son temps dans ces différents exercices.

Un jour qu'il se promenait dans les champs, je le vis qui lisait dans son Livre, suivant sa coutume; son esprit paraissaient fort agité, et comme il lisait, il s'écria, ainsi qu'il avait déjà fait : Que ferai-je pour être sauvé ? Alors il se mit à examiner différents chemins, et il paraissait désirer d'en prendre un pour s'en aller : mais il s'arrêta, et je compris que son incertitude venait de ce qu'il ne savait quel chemin prendre. Pendant qu'il était dans cette perplexité, j'aperçus trois personnages qui paraissaient venir à lui; l'un se nommait Évangéliste, l'autre Tradition divine, sa sœur, et la troisième Église, leur interprète, tous trois Enfants de Dieu. Évangéliste l'aborda et lui demanda : Pourquoi criez-vous ? C'est, lui répondit cet homme, que je vois par ce Livre que j'ai à la main, que je suis condamné à mourir, et qu'après ma mort je dois être jugé; la première de ces choses m'afflige d'autant plus, que je ne suis pas préparé à la seconde, qui est le Jugement.

Pourquoi, lui dit Évangéliste, ne vouloir pas mourir, puisque la vie est accompagnée de tant de maux ? L'homme lui répondit : C'est que je crains que ce fardeau, qui est sur mes épaules, ne me fasse tomber plus bas que le tombeau et ne me précipite dans l'enfer. Or, monsieur, si je me sens hors d'état de paraître devant le Juge, que dois-je présumer de la sentence qu'il prononcera ? Cette pensée me remplit de terreur, et c'est ce qui me fait jeter des cris.

Évangéliste lui dit : mais si vous êtes persuadé que c'est là le sort qui vous attend, pourquoi vous arrêtez-vous encore ? Il lui répondit, c'est que j'ignore par quel endroit il faut aller. Alors Évangéliste lui donna un rouleau de parchemin, sur lequel était écrit : Fuis de la colère à venir.

L'homme le lut, et regardant Évangéliste attentivement, il lui demanda : Où faut-il fuir ? Évangéliste lui dit, en lui montrant du doigt une for grande plaine : Voyez-vous là-bas cette petite porte ? Non : je ne l'aperçois point. Voyez-vous du moins cette lumière éclatante ? Je crois l'apercevoir. Et bien gardez ce point de vue, et allez-y tout droit, jusqu'à ce que vous voyez la porte à laquelle vous frapperez, et là on vous dira ce que vous aurez à faire.

Je vis dans mon songe qu'à ces paroles l'homme prit le chemin indiqué, et se mit à courir. Il n'était pas encore bien éloigné de sa maison, quand sa femme et ses enfants, s'apercevant qu'il s'en allait, lui crièrent de retourner : mais l'homme mit ses doigts dans ses oreilles, et n'en alla que plus vite, en criant la vie, la vie éternelle. Ainsi il ne regarda point derrière, et il continua son chemin en courant au milieu de la plaine.

Ses voisins et ses connaissances ayant su cette nouvelle, sortirent pour être témoins de sa fuite; et comme il était encore à portée de les entendre, quelques-uns lui faisaient des menaces, d'autres le tournaient en raillerie, d'autres lui criaient de retourner. Parmi ces derniers il y en eut deux qui entreprirent de le faire revenir par force; l'un se nommait l'Endurci et l'autre Flexible. Quoiqu'il fût déjà éloigné d'eux d'une distance assez considérable, ils résolurent néanmoins de le poursuivre, et en peu de temps ils l'atteignirent.

Mes voisins, leur dit l'homme, par quel motif venez-vous me trouver ? Nous voulons vous engager de revenir avec nous. C'est ce que je ne ferai point. Vous demeurez dans la Cité-de-Destruction; oui, je sais qu'elle doit éprouver ce triste sort, et si vous y mourez, vous tomberez tôt ou tard plus bas que le tombeau, dans un endroit terrible, où un feu de soufre brûle sans cesse : faites mieux, mes chers voisins, et venez avec moi.

Quoi, dit l'Endurci, nous abandonnerions nos amis et nos connaissances ? Oui, dit Chrétien, (c'était le nom de l'homme) parce que tout ce que vous laisserez n'est pas digne d'être comparé avec la possession de la moindre partie de ce que je cherche : et si vous voulez ne me point quitter, vous serez traités ainsi que moi, et vous ne manquerez de rien, car où je vais tout se trouve en abondance; venez et éprouvez la vérité de ce que j'avance.

L'Endurci. Il faut que les choses après lesquelles vous allez soient bien merveilleuses, puisque vous abandonnerez tout le monde pour les obtenir.

Chrétien. Je cherche un héritage pur, incorruptible, et qui ne passera jamais. C'est dans le ciel qu'est cet héritage; là, il est en sûreté, et il ne doit être accordé dans le temps prescrit, qu'à ceux qui l'auront cherché avec soin. Ce que je vous dis est dans mon Livre : tenez, lisez-le.

L'Endurci. Vous vous moquez, avec votre Livre. Voyez, voulez-vous retourner avec nous; il faut vous décider, oui ou non ?

Chrétien. Non, certes; et puisque j'ai la main à la charrue, je ne veux point regarder derrière moi.

L'Endurci. Venez donc, mon voisin Flexible; retournons sans lui; c'est un fou qui croit en savoir plus que des gens raisonnables.

Flexible. Ne tenez point un pareil propos : si ce que Chrétien dit est véritable, les biens qu'il cherche sont préférables aux nôtres : je me sens du penchant à le suivre.

L'endurci. Quoi ! Vous voulez être plus déraisonnable que lui ? Suivez mon conseil et retournez; qui sait où un pareil homme vous mènera ? Retournez, vous dis-je, et soyez sage.

Chrétien. Et non, ne dissuadez point le voisin Flexible; venez plutôt avec lui. Vous trouverez tous les biens que je vous ai dits et même davantage : si vous ne me croyez pas, prenez ce Livre, lisez-le, et pour juger de la vérité de ce qu'il contient, considérez que le tout est confirmé par le sang de celui qui l'a fait.

Flexible. Je commence à me rendre, et je me décide d'aller avec ce brave homme. Mais vous, mon cher Chrétien, connaissez-vous bien le chemin qui mène à cette place si désirable ?

Chrétien. Un personnage, nommé Évangéliste, m'a dit qu'il fallait gagner cette petite porte qui est devant nous, et que là on me donnerait des instructions touchant notre route.

Flexible. Allons, mon voisin, mettons-nous en chemin, et allons-y tous ensemble.

L'Endurci. Oh ! Pour ce qui me regarde, je veux m'en retourner chez moi, et ne pas accompagner des insensés qui se font de pareilles chimères.

Je vis alors dans mon songe que quand l'Endurci les eut quittés, Chrétien et Flexible s'avancèrent dans la plaine, et commencèrent à s'entretenir de cette manière.

Chrétien. Je suis bien charmé, mon voisin, de vous avoir persuadé de venir avec moi : si l'Endurci avait été touché, ainsi que moi, de la force et de la terreur de ce qui doit arriver un jour, sans doute il ne nous eut point quittés comme il a fait.

Flexible. Puisque nous ne sommes plus que nous deux, dites-moi présentement quels sont les grands biens que vous espérez avoir, et dans quel endroit nous allons pour les posséder ?

Chrétien. Je puis mieux les concevoir dans mon esprit, que je ne puis trouver des paroles pour les dépeindre : mais puisque vous désirez les connaître, je vous dirai ce qui en est écrit dans mon Livre.

Flexible. Pensez-vous que les paroles de votre Livre sont bien véritables et bien sûres ?

Chrétien. Oui, certes, je le pense; car il est fait par quelqu'un qui ne peut mentir.

Flexible. Dites-moi donc quels peuvent être ces biens ?

Chrétien. L'endroit où j'espère parvenir est un Royaume qui ne doit point avoir de fin; et nous posséderons une vie éternelle qui nous donnera la jouissance de ce Royaume pour toujours : là des couronnes de gloire nous attendent, et nous serons revêtus d'ornements qui nous rendront aussi éclatants que le soleil.

Flexible. Ah ! Mon cher voisin, ce récit me ravit : et quelle compagnie y aurons-nous?

Chrétien. Arrivés dans ce royaume, nous ne serons plus dans la douleur et les gémissements, car celui qui y règne essuiera les larmes de nos yeux. Nous y serons avec les Chérubins et les Séraphins, créatures dont l'aspect est éblouissant. Nous y trouverons aussi des milliers d'autres personnes qui y sont parvenues avant nous. Aucun d'eux n'a de défauts, mais tous sont remplis d'amour et de sainteté, chacun marchant dans la présence de Dieu, et se tenant devant lui pour lui plaire à jamais. Nous y verrons des vieillards avec des couronnes d'or; des Vierges pures chantant les cantiques de louanges avec des harpes brillantes; des hommes qui dans ce monde ont été mis en pièces, brûlés, mangés des bêtes pour l'amour qu'ils ont porté au Maître de ce séjour, et qui tous, revêtus des ornements de l'immortalité, jouissent présentement du plus grand bonheur.

Flexible. Ce que vous me dites me transporte; que faut-il faire pour jouir d'une semblable félicité ?

Chrétien. Le Seigneur, qui est le maître de ce Royaume, l'a mis dans ce Livre; on y voit que si nous voulons véritablement avoir ces biens, il nous les accordera libéralement.

Flexible. Je suis ravi, mon cher compagnon, d'avoir entendu le récit de ces merveilles. Que tardons-nous; allons, doublons le pas.

Chrétien. Je ne puis aller aussi vite que je le désirerais, à cause du fardeau dont je suis chargé.

Je vis dans mon songe que comme ils finissaient leur entretien, ils arrivèrent à une grande fondrière bourbeuse, qui était au milieu de la plaine. Comme ils marchaient sans y prendre garde, ils y tombèrent tous les deux, et s'y étant roulés pendant quelque temps, ils se couvrirent d'ordure et de boue; Chrétien même, à cause du poids de son fardeau, semblait s'y enfoncer de plus en plus. Ah ! Mon voisin Chrétien, s'écria Flexible, où sommes-nous ? En vérité, dit Chrétien, je ne le sais pas. Cette réponse offensa Flexible, qui dit aigrement à son camarade : Est-ce là le bonheur que vous m'aviez dit devoir toujours nous accompagner ? Si nous avons une si mauvaise réussite dès le commencement de notre voyage, que devons-nous attendre jusqu'à ce que nous soyons à la fin. Que je puisse me tirer de ce mauvais pas, et vous posséderez tout seul, et sans moi, ce pays enchanté. Alors il se donna deux ou trois efforts violents, et se retira du bourbier par le côté qui regardait sa propre maison; puis il s'en alla, et Chrétien ne le revit plus.

Cependant Chrétien était resté seul à se débattre dans la fondrière du Découragement. Malgré l'embarras dans lequel il se trouvait, il s'efforçait de gagner le bord de la fondrière, qui était le plus éloigné de sa maison, et qui l'approchait de la petite porte. Quelque effort qu'il fît, il ne pouvait se tirer de ce mauvais pas, à cause du fardeau qu'il avait sur le dos; mais j'aperçus qu'un homme appelé Du-secours, vint à lui et lui demanda ce qu'il faisait là.

Chrétien. Monsieur, un personnage nommé Évangéliste, m'a recommandé de prendre ce chemin qui conduit à la porte qui est là-bas, si je voulais échapper à la colère à venir, et comme j'y allais, je suis tombé dans cet endroit.

Du-secours. Pourquoi ne preniez-vous pas garde où vous posiez les pieds ?

Chrétien. La peur m'avait tellement saisi, que j'ai pris le plus court chemin, et j'y suis tombé.

Du-secours. Donnez-moi la main.

Chrétien la lui ayant donnée, Du-secours le tira de ce pas dangereux, et l'ayant mis sur un terrain où il n'y avait rien à craindre, il lui recommanda d'aller par ce chemin, et d'être plus circonspect.